En ouverture du festival Hors Pistes à Beaubourg, Gurshad Shaheman esquisse les portraits des femmes de sa vie, à travers la voix de trois extraordinaires comédiennes.

Sur le devant de la scène, Gurshad Shaheman accueille le public. Souriant, affable, il convie certains spectateurs à franchir le quatrième mur,  à entrer de plain-pied dans la scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, à s’installer sur des chevalets de bois, recouverts de tapis persans, comme s’ils étaient à Téhéran, dans quelques restaurants traditionnels situés sur le bord de la rivière Darband, il laisse les autres prendre place dans les gradins. Cheveux teints en blond, moustache noire, chemise à carreaux, l’auteur et metteur en scène, en maître de cérémonie guidant les convives, met l’ambiance, invite à rencontrer sa famille, plus exactement les femmes de sa famille. 

Sa mère tout d’abord, puis ses deux tantes, sont au plateau. Elles s’appellent Hominaz, Shady et Jeyran, ont grandi à Miâneh, une petite ville de l’Azerbaïdjan iranien, ont vécu à Téhéran, se sont mariées, ont connu la liberté, l’enfer du fanatisme, puis, pour deux d’entre elles, ont quitté la terre de leurs ancêtres. Avec une tendresse infinie, le fils, le neveu, accompagne leur parole, leurs souvenirs, leurs révoltes d’Iraniennes, leurs réflexions sur un pays qui a basculé dans l’intégrisme. Confident empathique et curieux, Gurshad Shaheman tisse une fresque familiale au travers des destins éclatés, brisés de ces trois sœurs. 

Durant les trois heures que durent ces narrations intimes qui se répondent, se percutent parfois, se complètent le plus souvent, jamais on n’entendra leurs voix. Le metteur en scène, arrivé en France à 10 ans, en 1990, a imaginé faire porter leurs histoires par trois comédiennes franco-iraniennes lumineuses – Guilda Chahverdi, Mina Kavani et Shady Nafar -, créant ainsi une distanciation nécessaire, une diffraction entre gestes tendres des unes et récits durs, violents des autres. Ce recul évite l’écueil du pathos et donne aux mots, aux images une puissance redoublée, une densité rare. 

De leurs enfances plutôt heureuses où leur Khâm-Maman (la grand-mère) leur parle religion, où leur père, un progressiste, refuse qu’elles portent un voile, à l’arrivée des islamistes au pouvoir en 1979, qui mettra l’une aux arrêts un mois durant, empêchera la deuxième de continuer ses études de droits, mènera la troisième sur les routes ravagées du pays, en quête d’un refuge pour sa famille, en passant par leur militantisme communiste, leur vie de femmes voilées aux libertés restreintes, c’est tout l’histoire d’un pays qui se dessine.  Des années 1960 à nos jours, de la fin de la dictature du Shah à l’espoir de démocratie, de l’arrivée de Khomeini à la guerre, de l’exil à l’impossible retour, Hominaz, Shady et Jeyran vont lutter, chacune à leur manière, pour faire face aux exactions commises au nom de dogmes qu’elles ne reconnaissent pas. Cette lutte se forge sur les « forteresses », du titre, qu’elles forgent autour de leur cœur. Seul espoir, offrir à leurs enfants une vie meilleure. 

Les forteresses de Gurshad Shaheman. Jusqu’au 22 janvier au Centre Georges Pompidou, Paris, dans le cadre du festival Hors Pistes, Plus d’infos ICI.