Les Imprudents d’Isabelle Lafon est un troublant portrait en creux de Marguerite Duras, non la romancière mais la femme de conviction qui troquait sa plume pour un dictaphone pour aller dans les années 1970 à la rencontre des mineurs du nord de la France. 

Rien n’est prêt quand le public entre dans la salle. Sur une immense planche de travail, posée sur tréteaux et placée au-devant d’un plateau nu, quelques livres et (beaucoup) de feuilles de papier sont entassés. Du fond de la scène, alors que le brouhaha des dernières conversations laisse place au silence, Pierre-Félix Gravière et Johanna Korthals Altes, deux des comédiens fétiches d’Isabelle Lafon, entrent d’un pas lent. Après quelques regards échangés, ils s’installent à la table, commencent à farfouiller dans le fatras de documents, devant eux. Très vite, ils sont rejoints par la metteuse en scène. Après un léger raclement de gorge, elle prend la parole, explique en quelques mots les circonstances de cette étape de travail, de cette création sciemment inachevée.  

Au départ, il y a leur complicité, qui s’est forgée tout au long des spectacles qu’ils ont construit, à l’ancienne, de manière un peu artisanale, les rapports étroits qu’ils entretiennent loin des planches, le sale caractère de l’un, les coups de gueule de l’autre, la mauvaise foi enfin du troisième membre de ce trio infernal autant que génial. Avec malice, ils raillent gentiment leurs défauts. Aux anecdotes bien senties, se succèdent à un rythme soutenu les saillies ciselées, les piques joliment décrochées. Sans y faire attention, le spectacle a commencé.  

Mettant à distance les artifices du théâtre, Isabelle Lafon convoque, à sa manière si particulière, le vivant, le doute, l’être caché derrière la femme de lettres, bien sûr, qu’est Duras, mais aussi celui tapi derrière leur masque d’artistes. Se nourrissant de leurs propres histoires, de leurs quotidiens, la metteuse en scène et ses deux acolytes tissent une œuvre protéiforme, flamboyante où s’entremêlent fiction, réalité et archives. S’interrogeant sur l’intérêt de faire un énième spectacle sur la Scandaleuse, qui a déjà beaucoup dit d’elle-même dans ses romans, ils digressent, passent du coq à l’âne avec une aisance délirante.  

Des promenades d’Isabelle Lafon au bois de Vincennes, avec Margo, fougueuse et charmante setter Lemon, un peu trop récalcitrante aux règles de bienséance, aux conseils un brin didactiques des autres propriétaires de chiens, en passant par les récits de vie des mineurs de Harnes, des stripteaseuses de Pigalle, des enfants placés dans un foyer des Yvelines, les discussions sans fin des habitués de la rue Saint-Benoit, le trio d’artistes esquisse le portrait en creux d’une femme libre, fantasmée, communiste dans l’âme. Curieuse du monde, Duras, autant insupportable que géniale, autant sectaire que mythique, hante le plateau, plus vivante que jamais. Un pur moment de bonheur à savourer sans modération. 

Les Imprudents d’après les dits et les écrits de Marguerite Duras.

Conception et mise en scène d’Isabelle Lafon. Du 6 au 23 janvier à la Colline – théâtre national. 

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