Nous connaissons bien le Bruckner fine lame, raisonneur médiatique, pourfendeur des idées reçues, ennemi du fanatisme. À mes yeux, il est sans l’être absolument, un sceptique, défini parfaitement par Cioran : « ils (les sceptiques NDLR) ne proposent rien, parce que, vrais bienfaiteurs de l’humanité, ils en détruisent les partis pris et en analysent les délires. » Bruckner, comme Cioran, épingle depuis longtemps et encore plus aujourd’hui, l’esprit « ardent » de notre époque, « qui ne vous pardonne pas de vivre en deçà de ses vérités et de ses emportements », (Cioran). Magnifique Cioran, qui conclut, comme en écho aux combats de Bruckner, que la société est « un enfer de sauveurs », qu’elle est malade de ces individus qui « crèvent d’idéal », idéal derrière lequel, irrémédiablement, le « sang coule ».

D’où vient à Bruckner cette méfiance que l’on lit dans l’ensemble de son œuvre, à l’endroit des fervents, des passionnés, des enthousiastes fanatiques ? Son père, bien sûr, pro-nazi, a dû le vacciner. Mais aussi, comme on le découvre dans ce charmant essai qui paraît là, son goût pour la montagne ; son amour de la montagne. Je suis moi-même randonneur et alpiniste depuis mon enfance, si bien que je comprends intimement chaque page de Dans l’amitié de la montagne (Grasset). Qu’apprend-on de la montagne ? Qu’est-ce que la montagne nous enseigne ? C’est le fil conducteur de l’essai qui, fidèle à l’esprit de son auteur, n’assène pas de vérités, mais avance plutôt à sauts et à gambades, telle une promenade parfois heurtée, souvent paisible. Glaciers, loups, écologie, enfance, surhomme, trail, mort, joie, les grands noms tels Rébuffat, Lachenal, Terray, Messner, Bonatti, tout ce qui le lie à la montagne nous est conté, analysé, raconté simplement, dans un certain émerveillement qui est la tonalité du livre, plus fort que l’inquiétude.

Quiconque a pratiqué la montagne, quel que soit son niveau, sait combien l’essentiel pour réussir une ascension est de garder son sang-froid. Les grands alpinistes sont tous dotés de ce talent. Il y a certes des impatients comme Lachenal, et il est d’ailleurs mort jeune. Mais la règle générale est à la quiétude, au détachement, à la recherche de l’équilibre. Il faut du reste avoir la tête bien sur les épaules, les pieds bien sur terre, une attention aux moindres détails, pour ne pas faillir. Tout ce qui manque aux révolutionnaires, ivres d’eux-mêmes, qui ne jurent que par l’effervescence et les idées générales ; tout ce qui qualifie l’œuvre et l’esprit de Bruckner.

Autre aspect passionnant du livre, Bruckner conçoit la montagne comme remède à la mélancolie ou à la nostalgie. Certes, cela ne l’empêche pas d’écrire de très beaux passages sur les premières neiges et sur la Suisse qui le renvoient à son enfance, naïveté émouvante de ce lucide obstiné. Mais oui, la montagne représente à ses yeux le meilleur combat qui soit contre le vieillissement. Grimper, toujours grimper, malgré tout, les os qui craquent, le dos endolori, les cartilages abîmés. L’immobilisme pour l’essayiste est synonyme d’arrêt de mort. « Jusqu’au bout, il est essentiel de tricher avec le temps, l’état civil : rien n’étanche la soif d’exister et surtout pas les années qui passent. La montagne m’a enseigné une leçon fondamentale : la vraie misère est dans l’extinction des convoitises. En altitude comme en amour, l’essentiel est de toujours repousser la date de péremption. À tout âge, il faut avoir les yeux plus gros le ventre, désirer au-delà du possible, équilibrer l’affaiblissement par l’ambition, manifester un appétit sans limites. Afin que jamais ne se relâche la ferveur qui nous unit au monde. » Le sang-froid, avec un zeste d’ardeur : telle pourrait être l’alchimie parfaite de l’alpiniste, de l’intellectuel.