Reportage auprès du grand maître du cinéaste iranien d’aujourd’hui, Asghar Fahradi, à l’occasion de la sortie de son meilleur film, Un héros, en salles mercredi 15 décembre.

Débutons par la confession d’un admirateur rêvant depuis dix ans de rencontrer Asghar Fahradi : une de ses scènes compte parmi les plus fracassantes ouvertures de film de toute l’histoire. Il s’agit de celle des Enfants de Belleville (2004), son troisième film, sous influence de Hitchcock. Dans un centre de rééducation, de jeunes détenus mineurs sont en train de danser, chanter, rire pour fêter l’anniversaire de l’un d’entre eux. La liesse est totale, communicative grâce aux changements de focale et aux balancements d’une caméra dansante, épousant le déhanché des mômes. Mais cette euphorie est de courte durée. Soudain, le cadre se fige et un enfant rappelle à un autre que le lendemain, ce gamin que l’on est en train de fêter si joyeusement, sera exécuté. Tout Fahradi est là, dans cette alternance de mouvements et de fixité, ce basculement brutal de registres, ce métronome entre allégresse et désespoir, au diapason de la réalité sociale et de ses coups du sort. Un héros, son dernier film, admirable de rigueur et d’intelligence, captivant comme un Sidney Lumet des grands jours, est bâti de la sorte, à vous donner le tournis, à vous faire douter de vous-même. Comme les personnages pris dans les rets de la société iranienne, nous sommes trimballés. Personne mieux que Fahradi sait autant nous conduire en zone grise.

Un vrai metteur en scène

       Un héros débute comme un western. Sous un soleil de plomb, Rahim arpente une nécropole dans une montagne, vestiges de la capitale sassanide du roi Chapour Ier. Décor grandiose, plus grand que cet homme ordinaire qui très vite sera promulgué héros national par le tribunal médiatique. Rahim est-il à la hauteur de ses illustres prédécesseurs ? Cette ouverture monumentale prouve combien Fahradi n’est pas qu’un maître d’écriture comme le soupçonnent ceux qui ne l’apprécient pas, l’accusant de faire un cinéma trop « mécanique » alors qu’au contraire, son cinéma est bien vivant. Si les films de Fahradi sont aussi passionnants, ce n’est donc pas qu’une question d’écriture. Il faut un metteur en scène à la hauteur de ses scripts. « Rien ne me stimule autant que d’arriver sur un plateau de cinéma. J’aime prendre conscience des décors, de la façon dont je vais les utiliser. Le jour du tournage, je ne donne aucune indication à mes comédiens avec qui évidemment j’ai répété en amont. Sur le plateau, je n’ai plus rien à leur dire, sinon à leur indiquer des mouvements, des déplacements. En tant que metteur en scène, mon rôle consiste à organiser ces mouvements, à devenir le maître des espaces à occuper. Je dois évidemment donner du naturel à ce que je filme. Le plus délicat est de faire en sorte que cette recherche de naturel ne soit pas artificielle. »

Plus à l’aise en Iran

       Cette vitalité des déplacements incessants fait en partie le prix de son cinéma qui se métamorphose de scènes en scènes. Nous n’avons jamais l’impression qu’il filme. La caméra – dont il nous apprend dans cet entretien qu’il n’en emploie qu’une seule – semble enregistrer, sans ostentation, comme dans un documentaire pris sur le vif, le tempo abrasif d’un monde chaotique auquel chacun de ses personnages tente de s’arrimer en espérant s’extraire de sa condition sociale. À l’instar de Rahim, le personnage principal d’Un Héros. « Ce film s’inscrit comme tous les autres dans la continuité de mes précédents. Seulement, comme à chaque fois, j’ai essayé d’affiner davantage mon travail. À vrai dire, je pense mieux y parvenir en Iran qu’à l’étranger où j’ai réalisé deux films (NDLR : Le Passé en France et Nobody Knows en Espagne). Je connais mieux cette société. Je sais comment elle fonctionne, je connais sa mentalité comme je connais celles des Iraniens. Je sais comment ils pensent et donc je peux imaginer comment ils vont réagir à des situations extraordinaires. »

Derrière ses petites lunettes, Asghar Fahradi a le phrasé lent et le regard perçant d’un enseignant – ce qu’il est aussi. Comme Rahim, il est affublé d’un petit sourire en coin de bouche mystérieux. En fixant ce rictus que je devine malin, je lui demande comment il construit des personnages aussi complexes. « Je suis d’abord mon propre spectateur. J’écris en cherchant à me surprendre moi-même, en faisant en sorte que mes personnages m’échappent, qu’ils volent de leurs propres ailes, que je ne parvienne plus à les saisir, que le sens de leurs actions m’étonne, me surprenne. » 

Les raisons d’une action

       Un héros est un projet au long cours, né de son expérience d’enseignant en cinéma : « J’ai proposé à mes étudiants d’effectuer des recherches sur des faits divers impliquant des héros du quotidien et dont le parcours ressemble à celui de Rahim. Ils ont réalisé des documentaires qui m’ont permis de mieux construire mon personnage. » Un héros ne surprendra pas les admirateurs du cinéaste. C’est du Fahradi au carré, voire au cube : un vrai conte de moraliste. Le film raconte l’histoire d’un individu sans qualités croulant des années en prison pour une dette qu’il n’a pas pu rembourser à son beau-frère. Au cours de sa permission, sa fiancée trouve un sac contenant de l’or. Ils tentent de le vendre puis se résignent à le rendre à sa propriétaire, non sans trouver le moyen de faire savoir cette bonne action. Instantanément, Rahim devient un héros médiatique, un exemple de probité dont se servent les autorités pour faire oublier les désagréments de leur politique. Mais très vite, l’opinion se retourne contre lui et Rahim en devient victime. Est-il en fin de compte un héros ou un petit malin ? Que cache son sourire ? Roublardise ou naïveté ? « Il y a peu de temps, on m’a fait connaître la fameuse phrase de Renoir selon laquel chaque homme aurait ses raisons. Je comprends ça très bien. Mais attention, elle ne signifie pas que chaque acte se justifie. Simplement, en ayant conscience des circonstances qui ont poussé tel individu à agir de la sorte, on peut mieux le comprendre sans forcément justifier ce qu’il a fait. » 

       L’un des autres grands talents de Fahradi dépasse néanmoins la simple compréhension des motivations de chacun. Il est surtout l’un des seuls cinéastes à être parvenu à montrer qu’une action n’est pas simplement le fruit d’une décision franche. « J’écris le passé de mes personnages. Un personnage se définit par ses réactions à telle ou telle situation. Ce qui compte d’abord, ce sont donc les situations. Je dois trouver des situations fortes, paroxystiques et me demander comment mes personnages vont réagir. Mais pour cela, il faut avoir en tête que ce qui motive telle ou telle action est à la fois conscient et inconscient. Et c’est ça qui m’intéresse. Une réaction peut être la conséquence de tout un tas de motivations contradictoires dont l’individu n’aura jamais conscience lui-même. »

Le poids de l’image sociale

    Comme à son habitude, au travers du parcours chaotique de Rahim, Fahradi dévoile une société iranienne contradictoire, entre modernité et archaïsme. Tout y passe : les prisons, les banques, les assurances, les petits commerces, les associations caritatives. Pas besoin de parler de politique – ce qu’il ne désire visiblement pas faire – le film parle pour lui, il suffit de le regarder et de voir comment Fahradi démembre un à un tous les rouages de la mécanique étatique. Cette mécanique se retourne contre l’individu qui finit broyé ou à la même place sociale, celle dont il avait voulu s’extraire en forçant le destin. Ambivalences des êtres, indécidabilité des actions, fatalisme social. Le cinéma de Fahradi serait-il le lieu d’un vrai scepticisme qui éclairerait notre actuel rapport au monde et expliquerait en partie les raisons de son succès et de son influence sur le cinéma mondial : « Suis-je un sceptique ? J’en doute… Mais je suis effectivement quelqu’un qui questionne et cherche les moyens de retourner la caméra sur le spectateur pour qu’il se questionne sur lui. »

       Vraie nouveauté de ce film dont il faut désormais dire qu’il s’agit de son meilleur depuis Une séparation (2011), Rahim cherche moins à échapper à la prison qu’à se donner toujours le beau rôle pour plaire, séduire sa fiancée comme l’opinion publique. « J’ai voulu m’intéresser à un phénomène qui s’est exacerbé avec les réseaux sociaux dont l’influence est très importante en Iran : c’est le poids de l’image sociale de l’individu, sa réputation et la façon dont on est perçu par autrui. Les hommes cherchent avant tout à ce que cette image ne soit pas écornée. Ils se battent pour leur image. Pour elle, les individus sont capables de grands sacrifices. Rien ne compte autant que trouver le moyen de rester en accord avec l’image que l’on souhaite donner de soi. Rahim court après son image sans comprendre qu’elle lui échappe, qu’il ne peut rien faire pour la rattraper. En devenant un personnage public, elle ne lui appartient plus. Il devrait peut-être renoncer à s’en occuper pour suivre simplement son chemin avec sérénité. » Est-ce que Fahradi parle de lui ? Est-ce que ce cinéaste devenu symbole du cinéma de son pays doit parfaire son image de grand maître serein pour continuer à faire des films en Iran ? Il y a peut-être quelque chose du vieil artisan à l’américaine chez Fahradi, du cinéaste-pirate capable de faire passer son scepticisme en contrebande. Un pirate philosophe grimé en maître ? 

Asghar Fahradi, Un héros, Mémento, en salles le 15 décembre.

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