C’est un texte magnifique de Blaise Cendrars que Jean-Yves Ruf fait revivre sur la scène des Plateaux Sauvages. La guerre, dans toute sa vérité. 

Ce qui frappe d’abord c’est le contraste. Pour mettre en scène J’ai saigné, dans laquelle Cendrars raconte l’horreur des blessures de la Grande Guerre, Jean-Christophe Cochard et Jean-Yves Ruf –qui interprète ce seul en scène- ont opté pour le minimalisme absolu. Et la douceur. La scène baigne dans une lumière apaisante, tantôt ocre ou bleutée, le plus souvent opalescente, qui change de façon subtile, subreptice. Un lit de fer, quelques chaises, une carafe d’eau, des gravats dans un coin de la pièce, un peu de salpêtre. Nous sommes dans ce qui fut un hôpital, de campagne il y a fort longtemps, à Châlons-en-Champagne. Au centre du plateau, Jean-Yves Ruf, massif et stoïque, chemise noire et costume gris, raconte le récit autobiographique de Blaise Cendras. L’évacuation de ce dernier, quarante-huit heures après avoir été amputé du bras droit et l’enfer, de « Ceux de 14 » pris dans une boucherie effroyable. Là aussi le contraste est saisissant. Entre la voix grave, un peu chantante de Jean-Yves Ruf et la situation. Entre cette scénographie épurée et les dialogues de ces hommes au parlé vrai restitué avec une sincérité déconcertante. Jean-Christophe Cochard, qui co-signe la mise en scène, est aussi un conteur passionné des Vies minuscules de Pierre Michon. On le ressent, dans cette absence d’apitoiement qui évite le registre pathétique, dans l’humour aussi, qui nait parfois de l’absurdité des situations –alors que certains mutilés sont évacués pour Biarritz comme en villégiature, d’autres, à l’instar de Cendrars partent vers Châlons « chez les curetons » où sœur Philomène s’évanouit devant la nudité de l’écrivain. Là, sur scène, plein de sobriété, comme un homme qui se souvient, Jean-Yves Ruf dit « Je », puis il dit « Nous » et nous y sommes. De la première à la dernière minute de ce texte bouleversant et révoltant. Depuis l’ambulance qui arpente à vive allure les rues de Châlons-en-Champagne, dans laquelle l’écrivain est transporté comme un paquet, jusqu’aux sous-pentes de l’hôpital où il reviendra à la vie comme un enfant qui réapprend tout. Pourtant Cendrars n’est pas le héros de J’ai saigné. C’est une infirmière bénévole, « Madame Adrienne ». Ange de patience qui a la grâce de donner l’impression à chaque soldat qu’il est son préféré. Une « âme ardente » avec laquelle l’écrivain sympathise, dévouée à sa tâche jusqu’à l’épuisement qu’elle surmonte à coup de piqûres de caféine et qui ne trébuche que lorsque l’un de ses patients meure. C’est pour tenter de distraire l’un d’eux, un « pauvre petit berger des Landes », adolescent, blessé de 72 éclats d’obus, qu’elle installe Cendrars dans la même chambre que lui. L’écrivain lui raconte des histoires, mais surtout, se met à faire des exercices de jongleur et des tours d’adresse, et apprend à vivre avec son « bras coupé ». Hélas, cet équilibre précaire est bientôt brisé par un éminent médecin de Paris. « L’arrivée d’un grand chef ne présage rien de bon pour un soldat ». Le grand manitou sème la panique et reproduit la Guerre avec barbarie sur le corps du berger. Mais il n’est pas exclusivement question de drame dans ce grand et humble spectacle, qui sert à merveille la langue de Cendras. Jean-Yves Ruf y fait aussi vivre quelques résurrections. 

J’ai Saigné de Blaise Cendrars mise en scène de Jean-Yves Ruf et Jean-Christophe Cochard jusqu’au 11 décembre aux Plateaux sauvages