C’était au Théâtre des Champs-Élysées, que le chef-d’œuvre de Tchaïkovski se rejouait dans une mise en scène minimaliste. Retour sur Onéguine. 

« La critique est aisée mais l’art est difficile » dit l’adage. Faux : il arrive que la critique soit une discipline épineuse et malcommode. Lorsqu’une œuvre provoque la colère ou la joie, tout est simple. Le recenseur n’a qu’à laisser courir ses épithètes – laudatives ou assassines — et l’article s’accouche de lui-même. Il est toutefois des cas autrement complexes, où l’on se sent désarmé : ni vindicte ni éloge, mais une perplexité globale résumée en trois lettres : bof. 

Telle était l’impression partagée par une partie de la salle, à l’issue de la première de la nouvelle production d’Eugène Onéguine, au théâtre des Champs-Élysées, le 10 novembre dernier. Ce n’était pas du mécontentement, mais une lassitude un peu morne, un encéphalogramme plat. Alors que le chef-d’œuvre de Tchaïkovski inspiré de Pouchkine est un opéra fiévreux, où les personnages ne vivent que par le truchement de leurs sentiments exacerbés, romantiques, profondément slaves, Stéphane Braunschweig propose une lecture glacée, presque neutre, sans doute trop cérébrale.

Peinture des nantis russes à l’aube du XIXe siècle, cette pièce nous décrit des oisifs que la routine et l’entre-soi poussent à rêver leurs vies au point de s’écraser contre le réel. Las, ce spectacle distille fort bien l’ennui des personnages mais peine à s’extraire de leur aboulie pour nous faire partager leurs psychés intimes. Affadi par des éclairages aigres, des décors secs, des accessoires creux (ces chaises, toujours ces chaises…), des mouvements pincés, la scénographie en devient guindée, comme si l’on avait voulu étouffer l’âme Russe dans une gangue de cartésianisme gaulois. Et cette fadeur générale contamine peu à peu l’ensemble du plateau, à qui l’on voudrait pourtant lancer des fleurs tout en craignant qu’elles n’arrivent fanées. 

La Tatiana de Gelena Gaskarova est idiomatique : la soprano russe connaît son rôle et « fait le job », comme on dit ; on a toutefois le sentiment qu’elle l’interprète, qu’elle le chante, mais ne l’incarne pas vraiment. Dans le rôle d’Olga, sa compatriote Alisa Kolosova, au timbre superbe, semblera plus impliquée. Face à elles, un plateau d’hommes français, tout aussi studieux. Jean-Sébastien Bou est un excellent baryton, bon diseur, musicien raffiné, mais Onéguine n’est pas Pelléas et il lui manque la rage léonine de ses confrères de la steppe. Le Lensky de Jean-François Borras, très en voix, bénéficie d’un timbre splendide qui arrache le spectacle à sa grisaille. Mais sans doute le plateau est-il dominé par le Prince Gremnine de Jean Teitgen, tant la basse française possède une autorité naturelle et une noblesse vocale qui trouvent leur place dans la partition de Tchaikovski. Le reste de la distribution (Mireille Delunsch, Delphine Haidan, Marcel Beekman) remplit son office avec application mais sans éclat. 

Il faudra -hélas- dire de même de la baguette de Karina Canellakis. On sait combien l’orchestre de Tchaikovski est subtil, tant la séduction faussement simple cache des abîmes de noirceur. Ceux qui ont entendu Gergiev diriger Onéguine en témoigneront sans peine. Mais la cheffe new-yorkaise fait rarement décoller un Orchestre National de France qui ne semble pas envahi par le charme slave. Une fois de plus, tout cela est propre, lisse, tuilé (quoique…) mais ronronnant et sans aspérité. 

Onéguine c’est le feu sous la cendre, la violence contenue, un bouillonnement de sève, la forêt qui bruisse, la lave qui menace ; nous n’avons ici qu’une jolie chaise en contreplaqué, à fabriquer soi-même, dans son salon, un dimanche de pluie, en suivant le mode d’emploi. Ikea, quand tu nous tiens.      

https://www.theatrechampselysees.fr/saison/opera-mis-en-scene/eugene-oneguine