Est-ce parce qu’elle a été dépucelée contre un arbre de la baie de San Francisco en 1967 par « l’ange luciférien » Jim Morrison que Katrijn Mühren, l’héroïne du premier roman d’Yves Bigot, va connaître un destin aussi court, une fin aussi tragique ? C’est possible. La fin de ce roman pour le moins étrange, mi hippie, mi luthérien, laisse en tout cas entendre que cette athlétique Hollandaise aux beaux pectoraux née en 1950, qui va finir sauvagement assassinée à 24 ans sur une route nationale des Pays-Bas, n’était pas tout à fait une étrangère aux yeux de l’auteur et qu’au moment de sa mort, elle était peut-être même enceinte de ses œuvres. 

Cette part secrète du livre fonde sa nécessité, tout comme la phrase des Stones, extraite de Wild Horses, que Bigot, immense dylanien s’il en est, a mise en exergue : « Lets do some living after we die ». Si ce boomer écrit contrairement à tant d’autres que « la nostalgie, c’est la mort », le romancier décide en revanche de faire revivre cette jeune fille au présent en se glissant dans sa peau, en écrivant à sa première personne. Puis, pour des raisons qu’on découvrira (le roman a un côté polar qui n’est pas ce qu’on préfère, mais qui se tient, surtout avec le réalisme final) il la projette dans deux univers fantasmatiques : le Swinging London de 1966 et un an plus tard dans le Summer Of Love de San Francisco. Et là l’érudit rock, le grand journaliste musical qu’a été et qu’est toujours Yves Bigot même s’il préside désormais aux destinées de TV5-Monde, donne toute sa force. Il nous fait par exemple assister à l’un des tout premiers concerts de Soft Machine et de Pink Floyd comme si nous y étions : « Alors que Pink Floyd nous envoie toujours ces vagues sonores successives qui remuent mes entrailles, plusieurs membres de Soft Machine, habillés comme des clowns de cirque, se jettent dans la foule pour enlever des jeunes filles qu’ils juchent sur leurs épaules, puis s’enfuient en courant comme de dératés en courant autour du bâtiment ». Katrijn reverra une dernière fois Pink Floyd, devenu « le groupe de l’année » selon Melody Maker, avant de s’envoler pour la Californie. 

Nous sommes donc le samedi 14 janvier 1967 et en plein Flower Power à San Francisco, lorsque Katrijn perd sa virginité sous les coups de boutoir rapides et silencieux de Jim Morrison. La scène est formidable. On sent tout le plaisir de Bigot à raconter cela du point de vue d’une femme. Ensuite, il la fait croiser le journaliste Alain Dister, le chanteur Robert Charlebois (dont il a fait un remarquable portrait dans Je t’aime moi non plus, le premier volume de son anthologie sur le rock français, parue en 2016) ou encore Emmett Grogan, porte-parole des Diggers qui ont décrété « la mort de l’argent », qui distribuent des repas gratuits, et futur auteur de Ringolevio, que Bigot décrit ainsi : « avec ses manières de voyou, sa gueule de star de cinéma et ses longues rouflaquettes rousses, il a réponse à tout et vous fait des clins d’œil comme pour s’assurer que vous alliez penser la même chose que lui (Bob Dylan lui dédiera son album Street Legal) ». Le dylanien revient au galop et, plusieurs fois, le romancier ne peut résister à ce genre d’incises complètement anachroniques dans son récit. Katrijn va assister à plus de concerts du Grateful Dead qu’il n’en faut (en nous apprenant au passage que leur sonorisateur était Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou) et de Jefferson Airplane. D’ailleurs, devenue chanteuse de bar sous le nom de « Dutch Girl », Katrijn intègrera leurs chansons Today et Comin Back To Me à son répertoire plutôt folk et calme. Car contrairement à Janis Joplin ou Grace Slick, Katrijn a une petite voix. Là encore Bigot s’amuse et il va de soi qu’il faut lire ce livre en l’écoutant. Enfin l’étourdissant savoir de Bigot trouve son apogée lorsqu’il raconte les journées du 16, 17 et 18 juin 1967, le premier festival de Monterey où se produisirent Ravi Shankar, les Who, Grateful Dead, Jimi Hendricks (qui, comme chacun sait, brûle sa guitare en un « barbecue sacramentel » écrit Bigot), The Mamas And The Papas, Otis Redding. Katrijn y prendra son premier acide, baisera pour la première fois sous trip avant de se retrouver dans une situation SM à la David Lynch. 

Comme dans tout ce que cet hyperactif accomplit, comme dans ses articles et ses précédents livres, il y a dans ce premier roman d’Yves Bigot quelque chose d’hénaurme et d’hégélien où la vérité de la qualité elle-même est la quantité. 

Yves Bigot, Katrijn, éditions Encre de nuit, 436 p., 19,95 euros.