Une étourdissante exposition à l’Orangerie met en regard Soutine et de Kooning. Aussi splendide que stimulant.

Les vies sont trompeuses : elles taillent trop aisément aux peintres des costumes d’époque. Ainsi, Willem de Kooning, qui fait le grand saut de son Europe natale aux Etats-Unis en 1926, ce serait le Nouveau Monde pictural, un art contemporain, new-yorkais. Sauf que de Kooning lui-même, rappelle le catalogue de cette exemplaire expo, se sera attiré un procès en apostasie : Clement Greenberg lui fait grief de la résurgence de la figuration dans ses « Woman ». Quant à Soutine, ce serait le représentant de l’Ancien Monde dans son pittoresque romantique, ses dynamiques géographiques et sa douleur : l’émigré de l’Est, la mistoufle de la bohème parisienne, l’épée de Damoclès de l’antisémitisme de la France de la Seconde Guerre mondiale. Et tout le répertoire traditionnel : portraits, paysages, natures mortes. Mais la grande exposition rétrospective qui lui est consacrée au MoMA en 1950 raconte, sous la plume de son commissaire Monroe Wheeler, autre chose : « Soutine était-il (…) ce que l’on pourrait appeler un expressionniste abstrait ? ». 

C’est au début des années cinquante, et en particulier après avoir vu les Soutine de la Barnes Foundation, en juin 1952, rappelle Judith Silczer dans une éclairante mise au point, que la peinture de de Kooning, qui a découvert Soutine dans les années trente dans une galerie new-yorkaise, s’imprègne vraiment de la leçon de son prédécesseur, donnant à sa matière picturale une densité et une vitalité charnelles comparables. Et en 1951, rappelle Claire Bernardi, co-commissaire de l’exposition, Thomas B. Hess, le grand critique d’art, « inscrit de Kooning dans le prolongement de l’expressionnisme européen », dont Soutine est une figure de proue. Bref, Ancien ou Nouveau, d’hier ou d’après, les mondes de Soutine et de Kooning se fondent et se confondent.

Voilà pour le volet théorique. Mais le monde commun de Soutine et de Kooning est bien matériel. Il a sa population, ses figures. L’extraordinaire Homme au manteau vert du premier, (1921) avec, sur la droite, ce rouge qui jaillit impétueusement en gerbe, sur un fond grenat, et qui semble modeler, ou plutôt déformer, la courbure de l’épaule et le creusement de la joue – cet homme est un parent de Woman, Sag Harbor (1964) où de Kooning jette avec véhémence le rose impudique de quartiers de chairs sous un barbouillis écarlate, laissant le regard s’engloutir comme on se perd dans le coït. Car le corps est un monde à explorer, tel ce fameux Bœuf écorché de 1925 qui, avec sa matière ligneuse, ses rousseurs de terre calcinée ou veinée d’ocre, tient autant de l’anatomie que de la vue géographique. Rien d’étonnant alors si dans des paysages comme La Colline de Céret (1921), avec ses liquéfactions, ses amollissements de matière, où s’absorbe, où suffoque l’œil, comme dans un marécage bouillonnant, à North Atlantic Light, (1977), avec l’étagement de ses horizons, Soutine et de Kooning renouent avec le vieux rêve du spectateur : leurs tableaux sont des seuils à franchir. Pour s’aventurer dans un Nouveau Monde.

Exposition Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La Peinture incarnée, musée de l’Orangerie, jusqu’au 10 janvier.

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