Nul mieux que Joseph Mitchell (1908-1996) ne sut tirer le portrait d’inconnus du plus haut pittoresque. Devenus cultes, ses articles parus dans le New Yorkerdressent une manière de Panthéon souterrain où reposent des dizaines de menus destins — aux sans-grades, la littérature reconnaissante. Les Editions du sous-sol ont eu l’excellente idée de faire paraître une nouvelle traduction du Secret de Joe Gould, soit deux papiers consacrés au « Samuel Pepys de la Bowery », un clochard qui hantait jusqu’au plus misérable bouge de Greenwich Village et se vantait d’être l’auteur d’une Histoire orale « onze fois plus longue que la Bible. Il estime que le manuscrit compte neuf millions de mots, tous écrits de sa main. C’est peut-être bien l’ouvrage non publié le plus long du monde. » De comptoir en comptoir, au plus près de son modèle, le journaliste démêle le vrai d’une biographie (Joe Gould est un ancien étudiant de Harvard) du faux d’une légende (il aurait écumé les réserves du Dakota du Nord pour mesurer les têtes des Indiens), se laisse taper à intervalles réguliers de quelques billets et s’efforce d’évaluer la grande œuvre dont l’écrivain ne laisse jamais voir qu’une infime partie. Certes, son ami E.E. Cummings le cite dans un poème, certes, William Saroyan affirme au sujet d’un extrait paru dans la revue The Dial « Il me libéra du souci de la forme », mais Mitchell n’en écrit pas moins que « L’Histoire oraleest un immense fatras, un ramassis de commérages, un tourbillon de cancans, un grand déballage de tout et n’importe quoi, de potins, de caquetages et de discutailleries, d’inepties, de sornettes et de foutaises en tout genre ; elle est, d’après l’estimation qu’en a faite Gould, le fruit de plus de vingt mille conversations. » Pas de quoi faire douter l’intéressé : « Je serai peut-être considéré un jour comme un des plus grands historiens de tous les temps. Aussi important que Froissart. Aussi important que Gibbon. », même si la postérité retient plutôt sa recette de soupe à la tomate pour nécessiteux — demander un bol d’eau chaude au barman, y diluer le contenu d’un flacon de ketchup à disposition, remuer, boire sans tenir compte des regards courroucés du personnel. Il y a du vagabond céleste chez Gould, du mythomane parfois, du provocateur dadaïste aussi lorsqu’il assène ses quatre vérités à la bourgeoisie bohême attablée dans un restaurant chic, et il y a peut-être enfin du Joseph Mitchell en lui : « ce ne sont que des choses que j’ai entendues ici et là, mais il se pourrait bien que je possède un talent particulier — je suis peut-être capable de comprendre le sens de ce que disent les uns et les autres, j’en ai peut-être même découvert la signification historique. » Pas de meilleure définition des admirables récits de ce géant du journalisme américain — entre ici, Joseph Mitchell avec ton fabuleux cortège.

C’est une ronde de nuit. L’auteur — Friedo Lampe le bien nommé, braque sa torche sur une quarantaine de personnages entre chien et loup, entre ville et port de Brême. Du pont d’un bateau aux planches d’un cabaret, de la chambre d’un moribond aux allées d’un parc, du quartier chaud aux immeubles bourgeois, toute cette humanité en miniature se croise ou s’évite, se frôle ou s’agrippe, vit et meurt sous l’œil fraternel de l’écrivain : « Le temps se mouvait en toute chose, mouvait tous et tout, et tous se mouvaient en lui ; sa coulée traversait les eaux, les arbres, le vent, le sang et le battement des cœurs ; surgi de l’obscur, il poussait et entraînait tout, et replongeait à l’obscur — sans commencement et sans fin. Le jour était passé, la nuit était venue, une nuit quelconque, une des innombrables, et qui jamais ne reviendrait semblable. » Tout comme pour Joe Gould, il s’en fallut de peu que Friedo Lampe ne sombrât dans le définitif oubli qui recouvre la plupart des vivants et donc des écrivains. Paru en 1933, Au bord de la nuit fut instantanément mis à l’index par les censeurs nazis, lesquels n’avaient sans doute que trop bien compris la portée symbolique d’une scène où une horde de rats saute à la gorge d’un cygne. Mais l’admiration exprimée par Patrick Modiano et l’entremise de quelques passeurs dévoués (Eugène Badoux signe la traduction et la présentation du livre) ont permis que cet admirable texte parvienne jusqu’à nous, que nous en admirions de nouveau dans cette réédition la perfection de certains passages : « Un vent mou s’éleva, brassa doucement les feuillages et emporta le chant d’Addi par-dessus maisons et jardins. La plupart des rues étaient maintenant désertes ; les bateaux ventrus reposaient, immobiles, dans le port ; les voiles étaient repliées ; l’eau, dans les bassins, semblait une nappe de goudron. Et l’Adélaïde était là, piquée de rares lumières ; ses machines travaillaient et cognaient sourdement (…) Le fleuve glissait en clapotant au flanc de la ville, fuyait sous les ponts, se heurtait aux piliers, qui rebroussait ses eaux. »

Le 2 mai 1945, Friedo Lampe fut abattu par une patrouille soviétique dans les rues de Berlin. La nuit gagne, la nuit gagne toujours.

Joseph Mitchell, Le secret de Joe Gould, Traduit de l’Anglais (Etats-Unis) par Lazare Bitoun. Editions du sous-sol. 160 p. 18 €

Friedo Lampe, Au bord de la nuit, Traduit par Eugène Badoux. Belfond, 176 p. 18 €