Exceptionnelle exposition au Musée d’Orsay, Enfin le cinéma ! sur la naissance d’une passion. Courez-y, c’est la grande expo de cette fin d’année.

Depuis trente ans, Dominique Païni n’a de cesse de vouloir replacer le dit 7e art dans l’histoire des arts en confrontant le cinéma aux disciplines qui l’ont précédé. Enfin le cinéma ! est peut-être le couronnement de son travail et de sa pensée maverick. Cette superbe exposition dont il est le commissaire général (accompagné par deux autres commissaires, Paul Perrin, conservateur pour la peinture à Orsay, et Marie Robert, conservatrice en chef pour la photographie et le cinéma à Orsay) ne raconte pas l’histoire du cinéma selon une progression déterministe et technique qui irait de la lanterne magique au cinématographe en passant par la chronophotographie, le praxinoscope et autre kinétoscope, mais se propose plutôt de montrer comment toutes les innovations artistiques, scientifiques et techniques de la seconde moitié du XIXe siècle ont fini par précipiter (au sens chimique du terme) dans le cinéma. 

Extraits.

Retrouvez l’intégralité de notre interview avec Dominique Païni, dans notre numéro de novembre.

Pourquoi la première salle de l’exposition met en regard le Pygmalion et Galatée de Rodin avec celui de Méliès ?

On peut tout voir avec l’œil humain et en même temps, tout nous échappe. La statue de Rodin, c’est l’art qui arrive au maximum de son accomplissement et qui en même temps dévoile son mode de production puisqu’on y voit une œuvre inachevée (en apparence). On ne sait si cette œuvre va être une ruine ou si elle n’est pas terminée d’être construite : c’est l’acmé du moderne. Je mets Méliès en face : c’est laid, c’est sot, on voit la fausse barbe, les décors sont peints et bougent, c’est la maladresse des prestidigitateurs de l’époque. Mais les images de Méliès bougent, et on comprend que la modernité va partir de cette laideur, de cette trivialité. Et depuis 130 ans, le cinéma part de là et se bat pour être aussi un art. Le péché originel du cinéma, c’est qu’il a une date d’invention, 1895. La peinture, la sculpture n’en ont pas ; à la place, elles ont un récit mythologique. Pygmalion et Galatée, c’est Ovide, ce moment où l’artiste tombe amoureux de la forme qu’il a créée. Méliès a recours à la même source mythologique qui montre que l’esprit humain a besoin de récits fondateurs. Or, le cinéma n’a pas de récit fondateur. Dans le syntagme « invention du cinéma », ce qui m’intéresse est le mot « invention ». Je vais jusqu’à suggérer que « l’invention du cinéma » a inventé la notion même d’invention. Tout cela préside à l’idée de cette exposition : non pas montrer le musée du cinéma avec les lanternes magiques et les premières caméras, ces objets qui ne produisent plus aucun effet et qui relèvent selon moi de la brocante, mais montrer ce que ces objets ont produit.

Les Lumière ont dit que « le cinématographe est une invention sans avenir ». Tout le monde sourit en lisant cette phrase, pensant que les Lumière se sont bien trompés. Or, tu penses au contraire qu’il avait raison.

Complètement ! Ils parlaient de l’appareil, pas des films et des salles. Ils pensaient que tout un chacun achèterait un cinématographe, or ça ne se vendait pas. Les seuls qui achètent ces machines sont quelques forains. Jusqu’à environ 1900, Lumière, Gaumont et Pathé sont des viticulteurs qui ont fabriqué des bouteilles en oubliant de mettre le vin dedans. Les forains achètent la machine avec la copie du film dedans : au bout de cinq ou six passages, la copie est morte. Les cinématographes (les appareils) ont donc peu servi, c’est pour cela qu’on en retrouve aujourd’hui en très bon état. Bref, le cinématographe ne marche pas et vers 1900, les Lumière arrêtent les frais. Charles Pathé et Léon Gaumont vont embrayer et utiliser cet appareil pour en faire un spectacle collectif, ce qui n’était pas du tout l’ambition des Lumière. Pathé et Gaumont vont inventer la salle de cinéma, et c’est cela qui va marcher.

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Pourtant, tu te méfies de la téléologie qui voudrait voir une progression dans un enchaînement logique de causes et d’effets.

C’est Gilles Deleuze et Félix Guattari qui parlaient de l’assemblage en tant que geste de l’invention. Les Lumière ont ce geste de la première heure qui consiste à assembler, à monter. Le cinématographe qui deviendra plus tard le cinéma tout court est une invention du fait qu’il est la projection d’un montage. Godard a dit que le cinéma était né par la projection et grâce à ce beau souci qu’est le montage. Je reviens toujours à Lumière, à Bazin, mais ils ont été enrichis par cette période sémiologique qui a été nécessaire même s’il a fallu en sortir. Pour revenir à Gaumont et Pathé, ils prennent conscience qu’ils ont fabriqué des bouteilles vides, ils vont développer les salles mais aussi le vin à mettre dans les bouteilles. Gaumont est un expérimentateur, il pense « songe », il se préoccupe de la couleur, du son, de ce que j’appelle la « réalité augmentée », il a Alice Guy avec lui et elle comprend tout, alors que Pathé, plus homme d’affaires, est plus dans l’adaptation au cinéma des mythes à succès. Ils se préoccupent des contenus, comme les plates-formes aujourd’hui, éternel retour. Alice Guy est dans l’expo et je tiens à rappeler que nous n’avons pas attendu MeToo et Pamela Green (une réalisatrice américaine auteure d’un documentaire sur Alice Guy en 2019) pour parler d’Alice Guy : Francis Lacassin l’a mise en avant, la Cinémathèque lui a rendu hommage en 1957, Gaumont a édité ses films en superbes coffrets DVD, je l’ai montrée en 2015 au 104. « La France a oublié Alice Guy » dit la réalisatrice américaine. Non, c’est faux !

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Enfin le cinéma ! montre comment toutes les innovations artistiques, techniques et scientifiques du Second empire et de la IIIe République ont fini par « coaguler » dans le cinéma. Or, ce processus est un hasard, le cinéma aurait pu aussi ne pas être inventé alors que toutes ces innovations se sont produites. Il me semble donc que l’expo pratique la téléologie à l’envers, comme si en regardant depuis aujourd’hui et en arrière, l’invention du cinéma ré-éclairait les innovations du XIXe siècle ?

Oui, le cinéma a été la concaténation de tout ce qui existait, comme une précipitation au sens chimique. Et bien sûr, le hasard a joué son rôle. Le hasard est dans le titre de mon texte dans le catalogue de l’expo. Je montre la série de Monet sur la cathédrale de Rouen avec le diorama de Daguerre. Ce diorama est mal peint mais ça fascine les gens parce que c’est jour-nuit, jour-nuit. Les Monet, c’est pareil, la cathédrale est vue à divers moments de la journée, ce qui induit la notion de temps. Mais on ne sait pas lequel des quatre tableaux est le meilleur. Chaque tableau perd son originalité, son unicité. Monet crée une série. Ce qui intéresse les gens de l’époque, c’est la variation : l’œil devient mobile et accepte la variation. Ce n’était pas évident à une époque où la doxa dominante voulait que le monde ne change pas. Et bien non, le monde a changé, tout le temps ! Le cinéma vient résoudre quelque chose qui était déjà dans la psyché de l’époque, mais ça ne marche pas. Pourquoi ? Parce que le cinéma montre quelque chose avec quoi l’humanité vivait déjà. Le grand public ne voit pas ce que le cinéma résout parce que pour une part, c’est déjà résolu. Le cinéma des débuts déçoit par rapport à certains tableaux, l’image tremble, c’est en noir et blanc… Dix ans sur 130 ans d’histoire, ça ne paraît rien, mais dix ans, c’est quand même long ! Et pendant ces dix premières années, le cinéma ne marche pas. C’est pour cela que je ne suis pas téléologique, ni dans la doxa.

Pourtant, l’expo s’intitule Enfin le cinéma !, comme si le cinéma venait concrétiser tout ce qui était dans l’air, dans la psyché de l’époque, comme si on attendait impatiemment le cinéma ?

Le cinéma arrive mais n’apparaît pas tout de suite comme une résolution de ce qui l’a précédé. Mon exposition parle d’un retard, d’un différé, c’est pour cela que ça s’appelle Enfin, le cinéma !, parce que le spectateur de l’expo découvre le cinéma en marchant. Enfin, le cinéma !, c’est dire aussi « tout était là, tout était résolu », le cinéma n’avait plus qu’à rassembler ce qui était assemblé de manière éparse. Pourquoi le chien qui surgit dans La Sortie des usines n’étonne personne ? Parce que Caillebotte, De Nittis, Boldini, tous les peintres de l’époque ont peint un chien dans leurs tableaux en feignant que le chien est entré dans le tableau par hasard. En 1897, sort le livre de Stéphane Mallarmé, Jamais un coup de dés n’abolira le hasard : des mots rentrent par la gauche de la double page, s’agitent au milieu, puis ressortent par la droite. Ces pages sont des plans Lumière. C’est l’utopie qui entre par la gauche et la mélancolie de la disparition qui sort par la droite. Utopie et mélancolie sont les deux mots qui fondent le XXe siècle : utopie des systèmes qui prétendaient améliorer l’homme et la société (fascisme et communisme), mélancolie de leur échec.

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Enfin le cinéma ! se termine avec le public et la salle : c’est la fin du cinématographe et le début du cinéma ?

Chez Gaumont et Pathé, on dit « non seulement il faut raconter des histoires, mais il faut que les gens reviennent ! ». Il faut donc offrir du confort, confort qui permettra d’allonger la longueur des films, de draguer, ce que montre le petit film de Léonce Perret présenté à la fin. Alors Gaumont et Pathé construisent des palais, des salles monumentales, avec des vitraux, du style Art Nouveau. Pathé, coup de génie, ne vend plus les copies, il les loue, et les fait tourner dans des lieux dédiés au cinéma. Et les exploitants peuvent modifier le montage des films, d’où la difficulté de retrouver aujourd’hui les originaux. Il n’y a pas d’originaux, les premiers films étaient tout le temps coupés, remontés, transformés. C’est ce que Bazin appellera l’art impur, qui fait toute la puissance et la beauté du cinéma.

Cette expo semble couronner ton travail d’inclusion du cinéma dans l’histoire des arts.

L’expo prétend s’inscrire dans un mouvement d’autonomisation, de libération, dans une époque, la fin du XIXe, ou plein de choses se jouent. Alors des gens me disent parfois que j’ai inventé quelque chose avec ma première expo en 1995 à la Monnaie de Paris, L’art et le 7e art, et ce dispositif qui consiste à confronter le cinéma et l’art. Ensuite, j’ai fait Hitchcock et l’art, Langlois, Antonioni… Alors Enfin le cinéma ! arrive en effet comme un moment récapitulatif pour moi, un bilan de mon travail depuis vingt-cinq ans.

Enfin le cinéma !, Musée d’Orsay, 28 septembre 2021 – 16 janvier 2022, Dominique Païni (commissaire général), Paul Perrin (conservateur peinture), Marie Robert (conservatrice photo)

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