Natalia García Freire signe une fable cruelle qui télescope l’histoire naturelle et le grotesque. Une superbe rêverie noire.

Victor Hugo n’a pas des idées sur tout, mais « des images seulement ! » s’exclamait le grand chimiste Marcelin Berthelot. Et l’image occupe cette place hugolienne chez Natalia García Freire, devenant le relais et le véhicule de l’« idée ». Dans ce récit parabolique s’enchevêtrent la mort de Dieu, les impasses théologiques du christianisme, l’oppression féminine, la pernicieuse tartuferie bourgeoise, la botanique, l’entomologie… Mais tout cela est comme réverbéré hors du temps et de l’Histoire dans un motif tout ce qu’il y a de visuel (et même viscéral), celui de la décomposition, de la pourriture.

Lucas est de retour dans la grande bâtisse familiale, qui n’est plus familiale. Le père pourrit, littéralement, quelque part sous terre, ce qui n’empêche pas Lucas de lui parler, de le ressusciter avec l’intensité d’une hallucination, sous les espèces d’un cadavre livré aux asticots, ou de la dérisoire doublure d’une autorité impériale (« à mes yeux, vous étiez un Napoléon »). Et ce que Lucas raconte – le récit du retour est entrecoupé de réminiscences – c’est le moment où l’enfant qu’il était est devenu un rebelle métaphysique, car « tout père abrite un dieu ». Le moment où le lien de subordination et de révérence s’est décomposé.

« Dieu » paradoxal que ce père, comme habité d’une pulsion de mort, et qui a laissé entrer Felisberto et Eloy, attribuant gîte et couvert à ces deux hommes aux « barbes hirsutes, longues et sales », aux « habits noirs et lourds », avec « leur aspect de bisons avec des trous à la place des yeux ». Des anges de la mort croqués par Callot ou Goya. Et qui peuvent compter sur ces autres vers rongeurs que sont la respectabilité et la bigoterie bourgeoises. Ce sont elles qui feront interner la mère. Mais cette femme « au visage auréolé de cheveux d’anges », qui s’est trouvé un refuge enchanté dans « ses livres de botanique, ses planches, les insectes de Jan Van Kessel l’Ancien, des catalogues de semences, des ouvrages culinaires, des grimoires et autres manuels d’entomologie, en un mot les secrets de son monde » – cette femme est-elle « folle » ? Elle est surtout un corps étranger, inassimilable par la petite société obscurantiste et cancanière du village.

Donc, Lucas revient, et la demeure est à présent aux mains de Felisberto et Eloy. Le Fils mué en Lucifer se serait-il de nouveau métamorphosé, en archange de la vengeance ? Mais il apporte moins le glaive qu’il ne vient confirmer une intuition acquise en observant le monde naturel, et tout spécialement les insectes : « l’effervescence de la vie dans la pourriture et les rebuts ». Lucas revient pour parachever l’œuvre de mort entamée par son père. Et renaître, à l’instar d’un insecte laisse sa peau morte après la mue. Mortepeau est une variation en forme de conte cruel sur les mots fameux du Christ, dans l’Évangile de Jean : « En vérité, en vérité, je vous le dis : Si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a jeté en terre, il demeure seul ; mais quand il est mort, il porte beaucoup de fruit. »

Natalia García Freire, Mortepeau, traduit de l’espagnol (Équateur) par Isabelle Gugnon, Christian Bourgois, 160 p., 20 €