Kelly Reichardt signe une nouvelle fois un film éblouissant, First cow, une remontée aux origines des mythes américains. En salles mercredi 20 octobre.

First Cow, nouvel opus de la cinéaste indépendante Kelly Reichardt remonte aux origines des mythes américains dans l’Oregon des pionniers. Un cuisinier, Cookie Figowitz, se prend d’amitié pour un Chinois récemment débarqué, Henry Brown, et ensemble, ils tentent d’obtenir, à leurs risques et périls, leur part du gâteau. Dans l’espoir de fonder un jour un hôtel avec sa boulangerie, ils dérobent, la nuit, le lait précieux de la seule vache du comté ; propriété d’un riche négociant qui croit son animal asséché. Le film s’ouvre tel un retour archéologique à la source de l’Amérique sur une jeune femme accompagnée de son chien qui déterre les os de deux humains, deux silhouettes ensevelies auxquelles le cinéma va redonner vie.

Il s’agit de votre cinquième collaboration avec Jon Raymond, votre scénariste, dont vous portez le roman The Half-Life à l’écran. Pourquoi ce roman-là en particulier ?

J’ai lu The Half-Life avant de réaliser Old Joy, c’est même le premier livre de Jon que j’ai lu. Nous en avons longuement parlé, à vrai dire durant des années. Mais dans le livre, il n’y a pas de vache ; Cookie et Henry partent pour la Chine, c’est davantage un récit de voyage, une épopée qui commence en 1820 pour s’achever à l’époque contemporaine. C’était donc trop imposant, trop massif pour moi. Mes films sont de nature plus intimiste, ils suivent des gens durant une semaine environ, guère davantage. Donc, nous avons longtemps réfléchi sur l’adaptation, que garder, que supprimer, et nous avons décidé de nous concentrer sur les années 1 820. L’idée de la vache a surgi et nous nous sommes mis à travailler en reprenant les personnages principaux du roman. Le sujet qui m’intéressait principalement c’était celui des immigrants. D’où viennent les gens, c’est ça qui est passionnant. J’ai eu envie d’explorer les débuts du capitalisme, de quelle manière il est né en Amérique. Comment l’Oregon est devenu l’Oregon ? Quel a été l’impact de l’économie sauvage sur l’environnement, sur les autochtones et les réfugiés, sur nos vies, en somme.

Le film s’ouvre telle une quête archéologique, comme si vous revisitiez les mythes fondateurs de l’Amérique. Est-ce une manière de révéler les illusions véhiculées par ces mythes…

J’ai toujours aimé partir à la découverte, revenir aux fondements de l’histoire, creuser les strates temporelles, confronter le présent au passé. Le lieu est le même et pourtant il est différent. J’avais envie de montrer le fleuve Columbia en 1820, de remonter le cours du temps. Ce fleuve servait de route commerciale. La péniche qui glisse sur l’eau fait ainsi le relais entre l’époque des pionniers et le doux cimetière Comme si le fleuve charriait le passé.

Cette péniche évoque d’ailleurs dans l’imaginaire cinéphile un autre film : La Nuit du chasseur de Charles Laughton, est-ce volontaire ?

En fait, c’est plutôt une ode au cinéaste Peter Hutton et ses portraits muets de paysages. Le film lui est dédié. Il a fait tant de films sur les fleuves. Malheureusement, il est mort avant de pouvoir le voir.

Avec un grand sens de l’épure, vous accordez une attention particulière à la faible lumière et aux couleurs délavées. Est-ce une manière de capter l’infime, le discret ?

La lumière est surtout guidée par les couleurs de l’Oregon à l’automne. Il y pleut souvent en cette saison mais c’est une pluie fine, qui imprègne les arbres de manière ténue, ce qui produit une lumière subtile qui empêche d’avoir des lignes trop prononcées ou des couleurs trop marquées. C’est donc une lumière parfaite pour ce monde boueux, le brouillard et l’atmosphère embuée dans laquelle vivaient les pionniers.

Une atmosphère qui s’harmonise parfaitement avec les personnages. Cookie et Henry ne sont pas des héros aux exploits retentissants mais de simples hommes, avec des rêves apparemment accessibles.

Sans doute, l’atmosphère brumeuse leur correspond. Par ailleurs, je dois dire que nous avions en tête, Christopher (chef op) et moi, de nombreux tableaux de Frederic Remington (elle va chercher le livre dans sa bibliothèque et le brandit : « Ce livre était notre Bible »). C’est l’atmosphère de ses tableaux que nous avons cherché à reproduire. Nous avons fait travailler tout le monde dessus : le costumier, le chef décorateur, etc. La nuit dans le ciel de l’Oregon, il y a réellement des étoiles, ce que nous avons oublié dans nos nuits citadines, et ce film renoue avec elles. Leur lumière froide permet d’éclairer les luttes de mes personnages, leur inconfort aussi.

Vous cadrez de telle manière que souvent la nature s’invite dans le plan pour masquer les visages…

C’est surtout parce que je filme en milieu naturel et que de nombreux animaux sont tapis dans la forêt… Je tente de ne pas les déranger. Mon ambition est de demeurer le plus proche de la nature possible et de ne pas la perturber. Mais c’est vrai que les personnages eux aussi évitent de se démarquer alors que leurs pas viennent s’inscrire en terrain vierge, ou presque.

Votre œuvre est imprégnée par la nature et les animaux…

Oui, mais depuis mes débuts l’environnement a terriblement changé. Ce qui est le plus difficile lorsque l’on tourne dans un milieu naturel c’est la qualité du silence. Il est devenu impossible d’obtenir un véritable silence. La forêt dans laquelle on tournait jouxtait un aéroport. Comment reconstituer le son d’une époque aussi lointaine avec de telles contraintes ? J’avais déjà rencontré ce problème pour La Dernière piste, l’environnement sonore est désormais saturé de bruits d’avions, de véhicules, de téléphones… Comment retrouver le son de 1820. C’est une gageure.

Après La Dernière piste, justement, il s’agit d’un retour au western mais à distance des codes du genre…

Contrairement à La Dernière piste, il n’existait pas beaucoup de documents ni de photographies sur cette période. Les recherches ont été longues et assez vaines mais cela m’a permis d’avoir une plus grande latitude aussi, je n’avais pas le sentiment d’être enfermée dans un genre comme le précédent. Mon film est un western d’un nouveau genre. Plus libre.

Quelle était votre principale référence cinématographique pour First Cow ?

Le film que j’ai vu et revu durant la préparation, ce sont Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi. Ses villages, ses fantômes, son brouillard, tout une atmosphère que je voulais retrouver. D’ailleurs, j’avais le fantasme de filmer l’arrivée de la vache sur le bateau au milieu d’une brume épaisse, mais quand la bête a enfin été prête pour le film, c’était un jour très clair et cela a produit une image bien différente de celle que j’avais en tête. J’avais aussi des souvenirs précis de Satyajit Ray et sa trilogie d’Apu. L’économie générale de ce cinéma me sidère. J’ai voulu travailler dans ce sens avec des éléments très simples — Cookie et Henry sont souvent assis par terre, ils n’ont presque rien même lorsqu’ils vendent leurs gâteaux.

Kelly Reichardt, First cow, Condor Distrubutions, sortie 20 octobre

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