Aux Amandiers, le dramaturge Christoph Marthaler fait des étincelles dans « Das Weinen (Das Wähnen) », démontage désopilant des règles élémentaires du langage inspiré de l’œuvre du plasticien suisse Dieter Roth. Un spectacle où, dans un esprit proche du dadaïsme, l’œuvre destructrice du temps est observée sous un angle paradoxal, aussi loufoque qu’euphorisant.

Il peut se passer des choses étonnantes dans une pharmacie pour peu qu’on y prête attention. Surtout quand celle-ci est vue sous le regard amusé de Christoph Marthaler, lequel se révèle dans ce spectacle un observateur étonnant en matière de posologie et autres notices remplies de multiples indications et contre-indications malicieusement glissées dans les boîtes de médicaments. Présentée au Théâtre Nanterre-Amandiers dans le cadre du festival d’Automne à Paris, sa nouvelle création, Das Weinen. Das Wähnen, prend sa source dans les écrits du plasticien suisse Dieter Roth (1930-1998) – celui-ci aimait aussi se faire appeler Diter Roth, on comprendra bientôt pourquoi – que le metteur en scène et dramaturge revendique comme une de ses influences primordiales. 

Les deux hommes se sont bien connus et, dans les années 1980, Roth a offert au jeune Marthaler un de ses livres, Das Weinen. Das Wähnen (Tränenmeer 4) – qu’on peut traduire en français par : Pleurer. Imaginer. (Une mer de larmes 4). C’est cet ouvrage que le dramaturge transpose aujourd’hui dans l’espace de la scène. Comme toujours dans le théâtre Christoph Marthaler, il ne s’agit pas tant de raconter une histoire que d’installer un climat ou plus précisément une série de variations à partir d’un thème plus ou moins esquissé dont la note dominante serait cette fois que nous nous trouvons dans une pharmacie avec ses rayonnages, ses comptoirs, un pèse-personne et même une fontaine. Cinq officiantes en blouse blanche exercent là leur profession le cœur léger un peu comme dans une comédie musicale de Jacques Demy. De temps à autre surgit un quidam en costume gris et chapeau, avec le double statut d’être humain et d’accessoire – on l’escamote régulièrement comme on ferait d’un mannequin. 

Ce contexte limpide où tout n’est qu’ordre et propreté, les médicaments étant dûment classés dans des étagères en fonction des pathologies ou des différentes parties du corps humain, devient bientôt le tremplin d’une hilarante série de jeux verbaux nés de l’imagination foisonnante de Diter Roth. Tout commence peut-être avec l’obsession du temps, un des aspects majeurs de l’œuvre du plasticien. Le temps qui s’étire, qui s’attarde et surtout le temps qui lentement mais inexorablement transforme aussi bien la matière que l’esprit. L’oxydation des aliments, par exemple, ou les traces de mégots de cigarette sur une moquette usagée. Ou encore la date de péremption sur les boîtes de médicaments. Cette perception de l’œuvre destructrice du temps, Diter Roth la transpose dans le langage qu’il fait subtilement dérailler en supprimant certaines consonnes ou voyelles ou encore par des permutations de syllabes. Mais l’opération ne s’arrête pas là. Toutes sortes de stratégies sont mises en places pour faire sortir la logique de ses gonds, notamment à partir de jeux de questions et réponses dont la progression inexorable nous entraîne dans des échanges de plus en plus absurdes et désopilants. 

À la poésie de Diter Roth, qui évoque parfois les comptines qu’on fait réciter aux enfants quand elle ne parodie pas le style de certains philosophes allemands, répond l’humour irrésistible de Marthaler à travers un télescopage permanent entre ce qui se passe sur scène et ce qui se dit au même moment. Il y a par exemple cette entrée désopilante des pharmaciennes qui trempent chacune, en rythme, leur sachet dans une tasse de thé. Ou encore cette tentative de se maintenir à deux sur un tabouret comme sur un piédestal, avec en contrepoint ce commentaire : « Mon ascension du piédestal n’est pas encore achevée que déjà je rêve de mon déboulonnage ». Avec comme toujours dans les spectacles de Christoph Marthaler ces moments de grâce quand soudain toutes se mettent à chanter. L’un des charmes inépuisables de ce théâtre étant sa capacité unique à mêler intimement théâtre et musique.


Das Weinen. Das Wähnen, mise en scène Christoph Marthaler, d’après l’œuvre de Dieter Roth. Du 6 au 10 octobre au théâtre Nanterre-Amandiers (92).

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