Nouveauté à Transfuge, une chronique rock et pop ! Mais pour ne pas brusquer les fidèles de ce site, on débutera en parlant de livres, retours en mots vers la charnière 70s/80s.

Dans les années 1976-80, Paris était une fête. Une fête permanente, parfois royale chic comme sous les stucs rococos rehaussés par les bulles de champagne du Palace, parfois gueuse crade dans la mousse de Valstar, la fumée âcre des Gauloises et les appartements squattés de la jeunesse dorée punk. Vincent Ostria fut un témoin de première main de cette parenthèse (dés)enchantée qu’il chronique aujourd’hui en de courts et vifs chapitres dans Paris Punkabilly 76-80 (Marest éditeur). L’auteur était à l’époque étudiant glandeur, photographe velléitaire et batteur autodidacte d’un groupe fantôme (Zozo et les Martiens) qui n’a jamais rien publié. Il était aussi ami d’amis d’Elli et Jacno. Ainsi fréquenta-t-il les Stinky Toys et shoota la photo de pochette de leur album, son fait d’arme le plus glorieux de ce temps-là. Au cours de ses mémoires aléatoires, on croise diverses figures de l’époque (outre Elli et Jacno) telles le guitariste de Metal Urbain Jean-Louis Boulanger alias Hermann Schwartz, Eva Ionesco, Alain Pacadis ou Paquita Paquin. Ostria n’était pas le centre de ce microcosme punky-parisianiste mais grenouillait à sa proche périphérie, ce qui était peut-être le meilleur poste d’observation qui soit : il était à la fois dedans et dehors, et cela se reflétait également dans ses goûts musicaux, vestimentaires ou décoratifs. Plutôt que le punk, il chérissait le rockabilly, les accoutrements et objets des années cinquante, la recup’ vintage, le constructivisme russe ou l’esthétique Art Déco. Il arborait une banane et non une crête. Ce qui l’arrimait aux Toys relevait plutôt d’une alliance éphémère sous le signe de la camaraderie, de la glande et du rejet de la société giscardienne que d’une admiration pour les Sex Pistols. Elli et Jacno eux-mêmes écoutaient plus volontiers les crooners ou rockers du passé que le Clash. Vincent Ostria est du genre Droopy. Ou Gai-Luron. L’effusion, l’hyperbole, les trémolos, ce n’est pas son truc. Quand il commente un disque, un livre, un film, il affiche rarement de l’enthousiasme (ni du dégoût), son sismographe émotionnel allant de « mouais bof à ouais, pas mal ». On y gagne la précision minimaliste de son écriture, dénuée de toute fioriture. Et la lucidité clinique, désaffectée, de son regard sur ses années sauvages, quarante ans après. Dans ce genre de livres se retournant sur le passé, les auteurs se laissent souvent glisser dans la pente confortable du « c’était mieux avant », sous-entendu, « quand nous étions jeunes et fous ». Rien de tel chez Ostria : si ces pages sont empruntes de bienveillance et d’amitié, elles sont aussi striées de remarques cinglantes, de scuds venimeux, de démythification où l’auteur ne s’épargne d’ailleurs pas lui-même puisqu’il se dépeint volontiers en loser qui a souvent raté le coche, image peu flatteuse balancée par l’orgueil d’être toujours resté droit dans ses boots. Selon Ostria, cette mouvance punk parisienne était surtout un agglomérat de gosses de riches, de bourgeois défroqués, de petits branleurs égoïstes qui avaient les moyens financiers de ne rien foutre tout en faisant semblant d’envoyer valdinguer l’ordre social en place. Et qui artistiquement n’a laissé qu’une micro-virgule dans l’histoire du rock ou de la pop culture (il suffit en effet de réécouter les médiocres productions des Toys ou d’Asphalt Jungle pour s’en convaincre). Ainsi, Vincent Ostria se montre dans certaines lignes de ce livre plus punk qu’il ne l’a jamais été. Punk, mais aussi commentateur sociologique, philosophique et historique à ses heures. Entre le récit parfois dérisoire mais toujours vivant de fêtes, de concerts, de virées en mobylette ou de gueules de bois sévères, l’auteur s’adonne parfois à la politique des hauteurs : « Le pourrissement de notre société, dû à l’abondance de richesse, de produits, de techniques et de médias, commence à poindre. Nous sommes simplement les pionniers de cette décadence, les fers de lance d’une désaffection de la jeunesse pour la religion et pour l’idéologie, sous couvert d’hédonisme, de drogue (pour certains) et d’ivresse des sens (pour tous)… Nous portons les ferments d’un délitement moral qui va s’approfondir… Nous étions les prolongements de nos parents, exorcisant des siècles de frustrations et de guerres à répétition. Nous ne glandions quasiment rien mais avec du style, formant un microcosme agité au sein de la société parisienne. Des post-existentialistes, si on veut…».  Après cette chronique des années punkabilly, l’ouvrage se poursuit curieusement par le Journal d’un Crime, texte plus court qui relate le parcours du combattant qu’a effectué Vincent Ostria en 2006-2010 pour mener à bien son long-métrage, Crime. Curieusement ? Pas tout à fait. Il y a bien une ligne (de fuite ? de vie ?) qui relie ces deux textes et ces deux époques : celle d’un genre de manuel de débrouille et d’obstination dans les années 1980-2020, ou comment survivre et demeurer fidèle à soi quand on n’est pas carriériste, que l’on préfère « ne pas », que l’on s’intéresse plus aux questions esthétiques qu’aux questions d’argent ou de pouvoir. Bartleby/Ostria signe ainsi un livre moral au meilleur sens du terme.

Dans les années 1978-88, la France était une fête ( ?). Les hasards de l’édition ont apporté sur mon bureau un autre livre qui croise Elli & Jacno et les années ostriennes. C’est French new wave (Fantask), où un certain Jean-Emmanuel Deluxe porte son regard rétrospectif sur les « jeunes gens modernes » tels que les avait définis le magazine Actuel. Une scène pop qui englobait musique, design, mode, bd, que le journaliste Jean-Eric Perrin avait labelisée « Frenchy but chic » dans Rock&Folk. La créature Yves Adrien voisinait dans ces parages mais portait son regard laser bien au-delà des murs vibrants du Palace et des limites étroites de notre hexagone (vers Orion en passant par New York, Berlin, Vénus et Düsseldorf-home of Kraftwerk). Deluxe lui reste en France et brosse le panorama (quasi)complet de l’époque, de ses superstars (Daho, Indochine, Lio…) à ses héros moins célèbres voire méconnus (Taxi Girl, Marquis de Sade, Modern Guy, Suicide Roméo, Marie & les Garçons…), en passant par ses lieux mythiques (Palace, Bains Douches, Main bleue, Rose Bonbon…), ses égéries (Elli, Edwige, Marie-France, Djemilla, Paquita…), ses chroniqueurs (Pacadis, Adrien, Perrin, Dionnet, Assayas…), ses compagnons esthétiques (Bazooka, Serge Clerc, Yves Chaland…), ses revues et labels (Celluloid, Sordide Sentimental, Les Disques du soleil et de l’acier, Annie aime les sucettes, New Wave, Crammed Disc, ZE…) et même ses descendants (la french touch, Lescop, La Femme…). Moins chroniqueur intime qu’Ostria, plus journaliste, Deluxe a interviewé moults témoins de l’époque ordonnant un kaléidoscope de visions et d’avis sur ce mouvement, son importance, son sens et son impact. Encyclopédique, French new wave commet pourtant une curieuse impasse : pas une seule ligne sur Les Inrocks ! Je fais cette remarque non parce que j’ai été l’un des cofondateurs de l’affaire mais parce que ce journal fut l’héritier direct des « jeunes gens modernes » (par ses choix comme par son look) et le propagateur principal du prolongement fécond de leur héritage. Passons. Aujourd’hui, le bilan humain de ces années-là n’est pas terrible : quelques destinées durables (Daho, Indochine, donc…), des reconversions anonymes après le proverbial quart d’heure warholien (Untel est prof d’informatique, Unetelle s’est mariée et a élevé ses enfants…), et beaucoup d’anges électriques fragiles trop précocement tombés pour la pop (Edwige, Daniel Darc, Laurent Sinclair, Jacno, Lizzy Mercier, Philippe Pascal, Alain Kan, Stephan Sirkis, Guillaume Israël, Pierre Wolfsohn, Alain Pacadis… convoi mortuaire auquel on pourrait joindre Pascale Ogier ou Pauline Lafont). Si Ostria ne tire aucun Grand Enseignement de sa plongée dans le rétro (pas son genre), Deluxe s’essaye à déceler ce que serait aujourd’hui le leg de cette génération dissoute : « Et si être moderne consistait à ne plus se croire être le narcissique détenteur du bien absolu (que l’on veut imposer aux autres, bien sûr) ? (…) En espérant que la liberté de ton des artistes cités vous permette de survivre au rouleau bien pensant liberticide en vogue lors de l’écriture de ces lignes ». Bien qu’elle soit un peu trop tirée par les cheveux bien peignés des jeunes gens modernes, cette conclusion nous sied pour son rappel impérieux d’une vertu cardinale du rock et de l’art : la liberté. 

Paris-Punkabilly 76-80, Vincent Ostria, éditions Marest

 French new wave, Jean Emmanuel Deluxe, Fantask