Il était temps qu’un écrivain place des mots sur l’émotion qui nous serre le cœur à intervalles toujours plus rapprochés, traduise dans la plus haute langue notre certitude du désastre à venir : « La fin du monde était là. (…) nous ne voulions pas voir la vraie, la seule cause — tels des enfants, la vue d’une araignée inoffensive dans un bocal nous effrayait davantage que les prévisions des millions de morts causées par les dérèglements du climat, nous refusions de considérer les faits qui contredisaient notre représentation du monde, nous combattions les arguments des scientifiques plutôt que de modifier nos mythes, nous préférions déformer les faits pour les faire concorder avec nos croyances ; le statut même de la vérité avait changé. Tout avait été vain, évidemment. On ne lutte pas contre l’Apocalypse. » Mais comment rendre compte d’une catastrophe aux exactes dimensions de l’humanité ? Muriel de Rengervé fait d’abord s’entrechoquer les époques et les continents comme si trois millions d’années d’évolution passaient en accéléré sous l’œil d’un démiurge accablé par la ruine de son œuvre. Jamais dépôt de bilan ne fut si visionnaire et soucieux du style — il faut se figurer un film de Dziga Vertov pour les tourbillons d’images et l’impitoyable sobriété d’un récit biblique pour la voix off. Dans la continuité d’André Breton qui établit que « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes », Nos paradis perdus s’attache ensuite à quatre destins particuliers dans l’effondrement général, aux quatre vies aussi minuscules que bouleversantes de Bartolemeo le Sicilien, Anouk la Bretonne, Dikran l’Arménien et Mizuki la Japonaise. Tous cherchent une voie de salut au plus sombre du chaos, tous la trouveront à force de pratiquer l’effacement de leur personne au milieu de l’effacement du monde. L’épilogue du livre évoque un nouveau départ après l’extinction : « Nos successeurs, s’ils existaient jamais, devraient tout recommencer — descendre des arbres et s’hominiser, reprendre le fil des mutations, redevenir archanthrope, atlanthrope en Mauritanie, pithécanthrope à Java, sinanthrope en Chine, homo erectus, sapiens, habilis. » De même, une fois la dernière page tournée, le lecteur ne demande qu’à reprendre depuis le début Nos paradis perdus, l’une des révélations de cette rentrée littéraire.

Nos paradis perdus aurait également fait un bon titre pour le deuxième roman de Nicolas Chemla, quoique le diable et son train y tiennent d’abord les premiers rôles. En rupture d’une existence dont il ne comprend plus la signification, le narrateur vient de prendre ses quartiers dans une hutte tahitienne quand se matérialise devant lui un étrange vieillard. Celui-ci prétend avoir inspiré au réalisateur Friedrich Murnau l’idée de Tabou, son ultime film précisément tourné à Papeete et aux Marquises. Avec la complicité du producteur Albin Grau, sataniste notoire, il se serait agi de servir une cause occulte : « Cela nous paraissait le meilleur moyen d’annoncer au monde le triomphe des forces du mal. Mais après l’expérience de Hollywood, il nous fallait revenir, nous aussi, à quelque chose de plus fondamental, au plus près de la source. Nous étions quelques-uns déjà à avoir l’intuition que le paradis des îles pouvait nous offrir une opportunité unique de nous approcher du mal le plus absolu — La Maison du Jouir de Gauguin, n’était-ce pas finalement un rêve d’enfer, pur et brut, une espèce de contre-Eglise de l’esprit primordial ? » Et le fantôme (ou l’hallucination) de raconter un tournage épique au bout du monde, de rappeler l’éblouissante carrière de Murnau (L’Aurore était le plus beau film du monde selon François Truffaut) et son ironique destin (pilote de guerre, il survécut à neuf crashs durant le premier conflit mondial et périt au terme d’un long vol plané dans un accident d’automobile du côté de Los Angeles). Mais sous l’évidence du motif, un autre thème finit par s’imposer et donner sa véritable couleur au texte. Ce sont tout d’abord les descriptions toujours plus hallucinées de ces parages du Pacifique, c’est ensuite et surtout l’idée que l’homme occidental a détruit ce qu’il y demeurait de plus proche de l’Eden originel et qu’il convient à présent de reconstituer pour les besoins de Tabou : « Il va nous en falloir du cœur, de la ténacité, du temps, de la persévérance et des recherches afin de recréer ce paradis que nous cherchons, que Melville, Stevenson et O’Brien ont présenté au reste du monde. Mais nous y parviendrons. J’en ai la certitude. » Murnau trouva la mort une semaine avant la première du film — le saut de l’ange ou l’œuvre du diable, allez savoir.

Nos paradis perdus, Muriel de Rengervé, Æthalidès, 192p., 18€

Murnau des ténèbres, Nicola Chemla, Le cherche midi/Cobra, 240p., 19€

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