Devant l’horreur sans nom d’un pays martyrisé comme la Syrie, que reste-t-il à dire à la littérature ? Beaucoup, répond Julie Ruocco dans son premier roman…

Julie Ruocco n’a que vingt-huit ans, mais les Furies du titre, on le sait, sont plus vieilles que Mathusalem – vieilles comme les revendications impérieuses de la mémoire, comme l’éternelle soif de justice, elles rôdent d’Eschyle à Jonathan Littell. Et où pourraient-elles, ces Furies, reprendre plus opportunément du service qu’en Syrie ? Cette terre mise à feu, à sang et à gaz, livrée à un régime monstrueusement vorace – un Thyeste qui dévorerait ses enfants en toute conscience –, suppliciée, par-dessus le marché, par la très basse police des Savonarole de l’État islamique.

Asim est un Sisyphe syrien : pompier dans un pays calciné, cœur pur dans une société où l’obsession de la pureté sera dénaturée par les djihadistes. Sa sœur, Taym, est de la trempe des Louise Michel et des Flora Tristan. Penseuse et révolutionnaire, elle connaît le sort de qui ose penser et se révolter, et, en une grande scène de descente aux enfers, dans une ancienne décharge sauvage, crevasse reconvertie en fosse où sont jetés pêle-mêle les corps, Asim trouvera la dépouille de sa sœur.

Dans la nuit de la folie qui tombe sur Asim s’éclaire alors le titre du livre. Un éclairage oblique, car les Furies font écran, elles dissimulent autre chose. Quelque chose qu’on ne peut regarder en face : fosse où s’entassent les cadavres, exactions inimaginables, quiconque y plonge les yeux n’en réchappe pas. Et certainement pas Asim qui note désormais, compulsivement, les noms, les dates, des disparitions, au point de « parl[er] la langue des morts » et de s’être « détourné des vivants ». Un recensement funèbre qui n’est pas sans évoquer l’obsession statistique du récent roman d’Alia Trabucco Zerán : Chili ou Syrie, le néant happe ceux qui se penchent sur eux dans une spirale sans fin. Non, pas « sans fin ». Car il y a une façon de vaincre l’irregardable, et Pascal Quignard, dans Le Sexe et l’Effroi, rappelait la marche à suivre, dévoilant aussi le nom de ce qui se cache derrière le titre du roman : « C’est ainsi que Persée ne regarda pas en face Méduse à l’instant où il l’affronta. » L’œuvre de justice et de mémoire que réclament les Furies peut déboucher sur la sidération : il faut alors détourner les yeux, non pour ne pas voir, mais pour interposer une médiation salutaire. Un bouclier qui sert de miroir dans le cas de Persée.

Ou, chez Julie Ruocco, un autre personnage. La racino-aragonienne Bérénice. Qui vit dans une espèce de catatonie existentielle : intermédiaire dans un trafic d’objets archéologiques, simple rouage, elle est surtout enlisée dans les « sables du temps », incapable de s’arracher à ce, ou plutôt celui, qui n’est plus : son père. Mais un attentat, en Turquie, alors qu’elle prenait livraison de sa marchandise, change le cours de son histoire : voilà qu’arrive Asim, voilà que la Syrie s’ouvre à Bérénice comme une plaie… C’est en entrelaçant les deux histoires que Julie Ruocco dévoile et sonde la profondeur de cette plaie. Rappelant que le roman est aussi ceci : un prodigieux bouclier de Persée.

Julie Ruocco, Furies, Actes Sud, 288 p., 20 €