On l’avait découvert en France avec le remarquable Messie du Darfour. Avec Les Jango, le grand écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin signe un roman impressionnant de verve et de force politique. 

Les Jango, késaco ? Des travailleurs saisonniers, la foule des petites mains de la récolte du sésame au Soudan. Mais le signalement sociologique est un peu court pour rendre justice au roman de l’écrivain phare du Soudan, Abdelaziz Baraka Sakin. Le substrat documentaire n’est pas négligé, Baraka Sakin leste son livre de détails concrets (recrutement de la main-d’œuvre, procédures de récolte), mais Les Jango, c’est d’abord une affaire de langue. Celle, bruissante, infatigable, des histoires à rallonge qui s’échangent dans les rues, les bars et le bordel d’al-Hilla. Des histoires truculentes, cruelles et désopilantes, qui coulent comme l’alcool, croissent comme le désir qui embrase tous les personnages. Des histoires qui n’en finissent pas de muter au gré des versions, de se corriger, de transiter d’un narrateur à l’autre. Un flux narratif infini – et il fallait bien ça pour des héros dont l’identité est elle-même fluide, oscillant sans cesse d’un pôle à un autre. 

Voici Wad Amouna, colporteur impénitent de rumeurs et de nouvelles, factotum de « la Maison de la Mère », puisque c’est ainsi qu’est baptisée la maison close, épicentre de la vie d’al-Hilla. Wad Amouna, arrangeur de mariages, est le go-between par excellence, et il a la nature double des intermédiaires : c’est une fille dans un corps d’homme dira-t-il de lui-même. Safia, la « mythique » Safia, est tout aussi ambivalente. Elle est à la croisée des genres : on la répute hermaphrodite. Mais elle est aussi à l’intersection des règnes : des accès de lycanthropie érotique, dit-on, la transformeraient en hyène au cours de l’acte. Et Alam Gishi, la sublime Alam Gishi, dont s’éprend le narrateur, est-elle femme ou djinn ? N’est-elle pas double, se demande son amant, qui est lui-même arrivé à al-Hillal avec son propre double, son ami le plus intime ? Tout se reflète, les événements et les êtres se font écho, comme si tout se transformait en permanence, à la fois même et autre. 

Volatilité des appartenances sexuelles, tremblement des identités : les histoires entre-tissées de Wad Amouna, Safia et Alam Gishi forment donc un prodigieux monde romanesque, en perpétuelle métamorphose. Et dont le moteur est un échange perpétuel, une transaction de tous les instants entre les sexes, les différentes versions des récits… Comme si tous les personnages ne faisaient qu’incarner, dans leurs destins particuliers, dans leurs corps et leurs psychés, l’angoisse centrale du roman : l’argent, objet par excellence de flux, d’échanges et de fluctuations. 

C’est lui, l’argent, « cette créature étrange et visqueuse, qui ne reste jamais dans la poche, dans la paume », qui est au cœur politique du roman. Et ce sont les Jango, mélange de précarité et d’insouciance, soumis aux rythmes des travaux agricoles, dont les existences, comme un sismographe, suivent le plus nettement les caprices des rentrées d’argent. La frénésie dépensière alterne avec le dénuement. Et lorsqu’une banque s’installe à al-Hillal, les Jango prennent conscience qu’il existe d’autres flux économiques, d’une autre ampleur que ceux qui déterminent leur quotidien bon an mal an. Ils s’aperçoivent que ce monde-là – celui des prêts, des emprunts, des mouvements de capitaux – les ignore. Qu’il les exclut, les bafoue. Sur un ton d’abord drolatique (scène savoureuse où la banque est submergée d’excréments lors de « la révolte de la merde »), puis de plus en plus grave, Les Jango raconte l’insurrection des moins-que-rien contre les inégalités économiques. Rien d’étonnant si le roman a subi les foudres des autorités soudanaises, qui l’ont fait saisir en 2010, pour des raisons « politiques », estime Baraka Sakin… 

Abdelaziz Baraka Sakin, Les Jango, traduit de l’arabe par Xavier Luffin, Zulma, 352 p., 22, 50 €