Cannes : ce n’est pas dans Benedetta, la pataude BD de Verhoeven, que vous trouverez filmée l’expérience de la liberté mais dans Les Poings desserrés, le magnifique film de Kira Kovalenko.

Qui n’aime pas les films montrant un individu se défaire des chaînes qui l’entravent ? Qui ne tire pas plaisir, au cinéma, à faire l’expérience que la liberté est possible ? Appétence et jouissance traduisant sans doute notre sentiment de ne pas être aussi libres que nous le voudrions (ou le fantasmerions)… Quoi qu’il en soit, elles plaisent les histoires où un personnage se conquiert soi-même en s’arrachant aux déterminismes qui le contraignent. Elles plaisent au grand public certes. Mais aussi aux journalistes qui peuvent les accompagner de commentaires édifiants et dignes, rassurants aussi bien pour leurs scripteurs (sont-ils si libres, eux ?) que pour leurs lecteurs…

Mais, voilà, l’expérience de la liberté n’est pas aisée à montrer. Et souvent – bien sûr, il y a des contre-exemples – les récits s’achevant par la ” libération “, quelle qu’en soit la nature, d’un personnage paraissent souvent forcés et artificiels. Trop programmatiques en tout cas. Sans doute parce que la liberté ne constitue jamais un point d’arrivée, un état de fait donné, un terminus ad quem. Mais qu’elle ne saurait autre chose qu’un processus, une expérience précisément, expérience infinie, à jamais inachevée et inachevable.

Rare sont les films qui réussissent à nous faire toucher du doigt une telle expérience. Pour notre bonheur, Les Poings desserrés– le premier long-métrage de Kira Kovalenko – y parvient magistralement. La réalisatrice ossète nous met dans les pas d’Ada, une jeune femme arpentant à perdre haleine les rares endroits d’une ville minière d’Ossétie du Nord où elle n’est pas surveillée par son père, un homme tellement craintif que sa seule fille s’en aille et le laisse seul – la mère est morte – que non seulement il lui a retiré son passeport mais qu’il diffère les soins médicaux dont elle a besoin pour vivre une vie autonome et épanouie. D’autant que, dans sa famille, tout le monde empoigne Ada, tout le monde l’étreint, la serre et s’accroche à elle (jusqu’à la crampe, superbe idée de mise en scène) : son géniteur comme ses deux frères. Il est facile alors de comprendre qu’Ada désire échapper à ce carcan, qu’elle rêve de foutre le camp. Mais voilà, ce désir de liberté, aussi farouche soit-il, a ses angles morts, ses points aveugles. Il a des instants troubles. Il a des sidérations. Il a des coups de sang. Et – qui sait ? – des moments de folie que son frère aîné, pourtant aidant, n’hésite d’ailleurs pas à désigner comme tels. Bref, dans Les Poings desserrés, le désir de liberté a des vertiges car s’il est facile de postuler que nous voulons être libres, rien n’assure que l’expérience de la liberté soit plaisante, qu’elle ne dérobe pas le sol sous nos pieds.

En somme, le désir de liberté, dans le film de Kira Kovalenko, n’est jamais en avance sur lui-même, jamais parfaitement transparent à lui-même : il n’existe que dans l’épaisseur et la phénoménologie d’un mouvement qui se cogne à des obstacles, la mise en scène traduisant à la perfection la force et la fragilité – inséparablement mêlées – d’un tel mouvement. Justesse du découpage, justesse de la durée, justesse du regard sur des personnages dont aucun n’est réduit à un affect dominant : Les Poings desserrés est, littéralement, un film haletant. Non pas parce que la réalisatrice y construirait un suspens arbitraire ou une énergie factice mais bien plutôt parce qu’elle parvient à transcrire subjectivement l’expérience d’un arrachement. Mieux : l’expérience de ce qui dans le mouvement même de l’arrachement peut sidérer et blesser (voire anéantir) celui qui s’arrache (la fin du film, d’une beauté folle, rappelle beaucoup celle d’Inland de Tariq Teguia).

Bref, beaucoup plus que la pantalonnade grand guignol de Benedetta (qui avancera sérieusement que la BD de Verhoeven propose un récit authentiquement subversif et libérateur ?), beaucoup plus que la sublimation coquette d’Une jeune fille qui va bien (le premier film minaudier de Sandrine Kiberlain), Les Poings desserrés nous met face à face avec une exigence infinie, celle de l’expérience de la liberté. Grâce lui soit rendue.

Les Poings desserrés, Kira Kovalenko, ARP Sélection, sortie prochaine, plus d’informations en suivant ce lien.