Sommes-nous condamnés à vivre dans un monde où les purs élans du cœur ne seraient plus possibles ? Un monde où tout sentiment se dédoublerait immédiatement en une image du sentiment, en un spectacle du sentiment, bref en un sentiment virtuel ? Et s’épuiserait ainsi dans sa copie et sa  démultiplication incontrôlée ? Sommes-nous voués à monde où, par voie de conséquence, le lyrisme ne pourrait que relever de la supercherie, de l’imposture (c’était déjà la question de Pola X) ? Que resterait-il alors à l’artiste ? Le cynisme ? Le kitsch ? Ces interrogations, ces doutes torturants mais féconds, le cinéma de Leos Carax les affronte depuis ses débuts, depuis Mauvais sang au moins. Ses films, en effet, n’ont cessé de garder les yeux ouverts sur la dimension vaine et artificielle de la réalité dans laquelle ses personnages tentaient, malgré tout, de vivre éperdument. Au point d’ailleurs que, dans les années quatre-vingt, la critique voyait volontiers en Carax un tenant de la nouvelle esthétique publicitaire et clipesque dont Besson et Beinex étaient, à l’époque, les hérauts. Ces questions, ces dilemmes, ces impasses, Holy Motors les avait, à la fois, thématisées frontalement et portées à incandescence : les tribulations du personnage joué par Denis Lavant y incarnaient cette inquiétude poignante (d’autant plus poignante qu’elle est intimement la nôtre, celle de notre époque) : que peut encore le cinéma (et le lyrisme en général) sinon arracher – à un réel complètement épuisé, vidé, lisse et aseptisé  – des éclats de souvenir et de rêve ? Quelque chose, en somme, comme le souvenir d’un rêve ancien ?

C’est très exactement là que commence Annette : en jetant sur le théâtre du monde un couple romantique, en mettant en scène un amour de conte entre la belle (Marion Cotillard en cantatrice d’opéra) et la bête (Adam Driver en comique consumé par le cynisme). Sans doute ces deux-là s’aiment éperdument mais quelque chose coince, quelque chose grince : leurs élans lyriques s’éteignent vite. Ou alors ils sont défigurés. Ou encore ils frôlent le grotesque, le kitsch. Ou enfin leur amour ne produit que des faux-semblants : leur enfant, la petite Annette, est – littéralement – un pantin… Dans Annette, tout se dédouble sans cesse, à l’infini, jusqu’au vertige ou à l’écœurement. Toute expression du sentiment semble aussitôt avalée par la logique du spectacle et performée pour un public, que ce soit les autres personnages ou pour nous, spectateurs. D’autant que le film entretient le doute : nous ne savons jamais vraiment si les choses se passent sur une scène purement mentale ou sur une scène réelle.  Résultat ? La mort, la destruction, la nécessité de l’iconoclasme : Blanche Neige, une pomme rouge à la bouche, est assassinée par le prince vénéneux. Pourtant Annette parvient à ne s’abîmer ni dans le cynisme ni dans le désespoir. C’est, au contraire, un film qui fait remonter dans notre gorge l’âme lyrique qui encore se débat en nous. Pourquoi ? Comment ? Par le souffle de la mise en scène, d’abord, qui parvient à rester en équilibre, tel un funambule, entre le grotesque et le sublime (la dimension shakespearienne du film est assumée par son incipit et sa coda). Souffle qui nous fait voyager entre les mondes. Souffle qui n’aplatit pas les enjeux du film mais, tout à l’opposé, met en relief des secrètes virtualités, des promesses cachées qu’il nous incombe d’investir (“on fait un film pour ceux qui en ont besoin” déclarait récemment Carax). Par le souffle de la mise en scène donc, mais aussi par un geste filmique et narratif bouleversant : en arrachant Annette à ses parents et à leur lyrisme malade. Bref, en donnant une chair, un regard et une voix à Pinocchio délivré de Geppetto. Ce sera à elle désormais de porter la possibilité du lyrisme. Car, on l’a compris, du lyrisme, il ne nous reste que la possibilité ( ou le souvenir ancien, comme vous voulez). Chérissons-la.

Annette, Léos Carax, sortie le 6 juillet.