C’est l’une des productions les plus attendues du festival d’Aix-en-Provence, Tristan und Isolde, dirigé par Sir Simon Rattle, interprété notamment par l’immense Nina Stemme, et mis en scène par l’iconoclaste Simon Stone. Notre critique était à la première. 

Est-il possible de mettre en scène Tristan ? Est-ce même envisageable, souhaitable ? La charge symbolique des personnages est si forte, la puissance de la musique si océanique, la tension du livret si suffocante, qu’une incarnation semble vite prosaïque. Dans l’univers de l’opéra, Tristan est comme une divinité -ou un démon- que l’on ne doit pas regarder dans les yeux au risque de s’y brûler l’âme. La mémoire récente a gardé un souvenir vibrant de la fameuse production Sellars-Viola, à la Bastille, parce que le vidéaste opérait une astucieuse diversion en détournant le regard du spectateur vers un écran. On ne voyait plus Tristan : on l’entendait. Il est si difficile de donner forme humaine, charnelle, à ces êtres jaillis de la nuit des temps et qui sont des archétypes de l’amour absolu.

Pour cette nouvelle production au Grand Théâtre de Provence, l’Australien Simon Stone renonce à la mystique médiévale et à toute métaphore poétique, pour ancrer l’œuvre dans le quotidien le plus banal. Le navire du premier acte est une suite de yacht dont les baies vitrées donnent sur la mer ; le deuxième acte se déroule dans le bureau paysager de quelque atelier de graphiste d’une mégalopole ; la dernière partie nous plonge dans une rame de métro de la ligne 11, à l’heure de pointe. 

En soi, pourquoi pas ? 

Lorsqu’une transposition est réussie, cohérente, elle peut donner un sérieux coup de jeune à une œuvre, lui offrant un éclairage nouveau et roboratif. Las, on a beau chercher, se creuser la cervelle, reprendre le spectacle sous toutes les coutures : on se demande bien ce que Stone a voulu nous dire. La scénographie composée par son acolyte Ralph Myers est d’une remarquable précision (ne manque pas une lampe à l’atelier, pas un tag au métro). Quant aux projections vidéos de Luke Halls, qui constituent le fond de la scène, elles sont parfois superbes (la houle grise de l’océan peu à peu gagnée par la lumière du port : vision magnifique). Mais des ingrédients hétérogènes mélangés sans raison n’ont jamais fait un grand plat. Pour rester dans la cuisine (et l’âme germanique) : tout cela n’a aucun rapport avec la choucroute.

D’un acte à l’autre les personnages semblent changer d’identité, de caractère, sans cohérence dramatique. Les contresens abondent, sans que le metteur en scène ne semble vouloir jouer avec la curiosité du spectateur. Plus grave : Simon Stone s’échine à casser l’attention du public, à déconstruire la tradition émotionnelle de cette œuvre, en piratant ses moments les plus attendus : le duo d’amour du deuxième acte est pollué par la présence de doubles des protagonistes, qui s’accouplent et se disputent ; la mort d’Isolde est chantée sur un siège de métro, tandis que les gens entrent et sortent de la rame. Désolé, mais Wagner vaut plus qu’un pass Navigo. 

Enfin, lorsqu’on fait une transposition hyperréaliste d’une telle œuvre, il faut prendre en compte la morphologie même des chanteurs. On sait combien la musique wagnérienne implique des gosiers d’acier, ce qui ne va pas sans une certaine ampleur physique. Lors, comment croire à ce Tristan obèse, qui passe le premier acte à remonter son pantalon, et qui plaque Isolde sur un lit comme Babar le soir de ses noces ? Désolé d’opposer cet argument, mais un metteur en scène doit mettre en valeur ses artistes, les présenter sous leur meilleur jour. D’autant qu’ils sont tous remarquables ! 

Bravo au Melot de Dominic Sedgwick et à l’excellent Kurwenal de Josef Wagner. Superbe roi Marke de Franz-Josef Selig, qui brule d’autorité blessée, avec un timbre splendide. Autre voix superbe : celle de la Brangäne de Jamie Barton, que le spectacle mue en tribade motarde et chubby, mais dont les accents tutoient les anges. 

Passons à nos héros éponymes. Si Stuart Skelton se déplace comme Baloo, il est l’un des plus solides Tristan de la scène actuelle. Parfois effacé par sa partenaire dans les deux premiers actes, il parvient à rendre bouleversante sa mort si prosaïque, affalé sur un siège de métro. 

Enfin, il y a Nina Stemme… La soprano suédoise a chanté le rôle d’Isolde plus de cent soixante-dix fois et continue à respirer ce personnage avec une aisance sidérante ! Il faut préciser qu’elle a cinquante-huit ans, prouvant que certaines chanteuses sont des surhommes. Magnifique incarnation, par la puissance du timbre, la musicalité de chaque instant, et cette propension à faire abstraction du contexte pour nous rappeler qu’Isolde est un personnage en soi.

Mais le roi de la soirée était évidemment dans la fosse. Que Simon Rattle convainque le London Symphony Orchestra de jouer son premier Tristan est en soi un événement. La grande phalange anglaise n’avait en effet jamais attaqué cet Everest wagnérien, et le chef les a accompagnés dans l’ascension avec une ferveur admirable. Ce n’est pas le Tristan hypnotique de certains chefs allemands, ni le Wagner rutilant qu’on peut entendre aux États-Unis. C’est un opéra tendu, puissant, admirablement tenu, où le chef n’oublie jamais qu’on est au théâtre, soucieux du moindre détail, à l’écoute de ses chanteurs. Pas de narcissisme sonore mais un sens de la perfection globale qui parvient (presque) à nous faire oublier la piteuse kermesse voulue par Simon Stone. Pour paraphraser le dernier Kubrick, voilà une soirée à passer « les yeux grands fermés ».

Tristan und Isolde, Richard Wagner, direction musicale, Sir Simon Rattle, mise en scène Simon Stone…Festival lyrique d’Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, jusqu’au 15 juillet.