Il arrive que trop d’intelligence assèche ; qu’une pensée alambiquée, qui goûte les chausses-trappes et les jeux de masque, soit prise au piège de ses propres subtilités. Le risque est surtout de décevoir, d’irriter, après avoir jeté une séduisante poudre aux yeux, laquelle n’était pourtant qu’un leurre destiné à rappeler au public qu’il est esclave d’un rire archaïque et d’un humour formaté. C’est ainsi que la scénographe hollandaise Lotte de Beer a envisagé sa lecture des Noces de Figaro, dans la cour de l’Archevêché, au Festival d’Aix en Provence. 

Tout commençait pourtant sous les meilleurs auspices : une ouverture pétaradante, coruscante, durant laquelle tous les personnages de l’opéra parcourent la scène, façon commedia dell arte ou Mack Sennett. On se dit que l’énergie est là, frémissante, et que cette « folle journée » sera à l’image de celle pensée par Mozart et Da Ponte. Et l’on n’est pas déçu ! Les deux premiers actes offrent une frénésie presque étouffante d’idées, de clins d’œil, de trouvailles, de gags, pas toujours du meilleur goût mais d’une efficacité indéniable. Le Comte est un serial-fucker, son épouse une quadragénaire ménopausée et suicidaire, Cherubin un simili rappeur androgyne etc. 

Lotte de Beer ne fait pas dans la dentelle mais le public éclate de rire, couvrant parfois la musique (mais Dieu qu’il est bon de rire à l’opéra !). Dans une esthétique hyperréaliste au kitsch très Deschiens, des chanteurs remarquablement bien dirigés obéissent à une excellente mécanique comique avec un vrai sens de la troupe. Il y a même un côté Branquignol (époque Ah les belles bacchantes !) ou Helzappopin dans la folie croissante de cette première partie. 

A l’entracte, le public se demande un peu ce qu’il vient de voir et comment le spectacle pourra maintenir une telle tension comique. La réponse est simple : il ne la maintiendra pas, il changera de voie.

Rupture de ton, de rythme, d’esthétique, d’esprit, Lotte de Beer n’y va pas par quatre chemins. Après le capharnaüm du début, le rideau se lève sur un plateau nu et noir, des néons blancs, et un lit forclos dans une cage de verre. Puis les personnages vont évoluer sur scène de façons plus tendue et hiératique, afin de nous montrer leur réalité intérieure, leur idiosyncrasie. L’idée est intéressante mais après Robert Dhéry il est dur de se voir imposer Port Royal. Moins soumise à un rythme haletant, la musique sonne mieux, les chanteurs aussi, mais on ne joue pas si aisément avec les nerfs d’un public qui finit (hélas) par s’ennuyer. Surtout, on ne comprend pas vraiment ce qu’a souhaité faire la scénographe avec ce volet esthétisant, figé, crypté. 

La lecture du programme donnera quelques clés assez verbeuses, mais quand une œuvre exige un mode d’emploi c’est qu’elle n’atteint pas son objectif. De Beer a voulu nous prouver que nous n’avons pas ri avec mais contre (les gros, les vieux, les humiliés…) et qu’il est temps de faire peau neuve car #metoo est passé par là. On devrait même avoir honte de qui nous a enchanté pendant une heure et demi. Et le cirque devient tribunal… Le virus des idées est une pandémie comme une autre.

Du côté des chanteurs, ce changement de ton est à l’avantage de la Comtesse de Jacquelyn Wagner, bien plus à l’aise lorsqu’elle peut se concentrer sur sa voix, durant les deux derniers actes. Pour le reste, saluons l’ensemble d’une distribution très homogène, qui s’est moulée à l’exercice avec une remarquable aisance.

Le comte de Gyula Orendt l’emporte sur le Figaro d’Andre Schuen (parent pauvre du spectacle, comme si la scénographe l’avait voulu en retrait). Fort bon Chérubin de Lea Desandre, dont on profite de la souplesse physique pour des acrobaties potaches. Tous les seconds rôles remplissent vaillamment (et fort drôlement) leurs emplois : la Marcelline de Monia Bacelli, le Bartolo de Maurizio Muraro… Mais le plateau est indéniablement dominé par Julie Fuchs. La soprano avignonnaise est une Suzanne de haut rang : matoise, mutine, féline, piquante, avec l’œil de braise, la griffe aux aguets et une certaine rouerie. Lotte de Beer exploite sa délicieuse vis comica et elle occupe à ce point le terrain que lorsque d’autres chantent c’est encore elle qu’on regarde. Surtout, jamais Fuchs n’abdique sa voix au profit d’un mouvement, d’un effet. Excellente comédienne, elle reste toujours chanteuse. Du grand art.

Enfin, à la tête de son ensemble Balthasar Neumann, Thomas Hengelbrock accompagne avec attention et bienveillance le travail de la scénographe, même si parfois -d’un geste plus lent ou d’un coup de sang subit- il semble vouloir rappeler que nous sommes ici avant tout chez Mozart. On ne saurait lui en vouloir. 

Les Noces de Figaro, direction musicale Thomas Hengelbrock, mise en scène Lotte de Beer, jusqu’au 16 juillet au Théâtre de l’Archevêché.

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