Dans une épure à mi-chemin de la danse et de l’art visuel, le grec Dimitris Papaioannou nous éblouit à chacun de ses spectacles. Inaugurant à la Biennale de la Danse à Lyon sa création, Transverse Orientation et à Avignon son duo Ink, il nous offrira parmi les plus beaux moments chorégraphiques à venir. 

L’Arte Povera de Dimitris Papaioannou s’avère l’un des lieux les plus rassérénants de la danse contemporaine. Et pourtant que voit-on sur scène ? De l’eau, des pierres, du plastique, un néon. Des corps nus. Un silence à peine interrompu par la musique. De cette simple matière, l’artiste grec a su faire naître son lieu ; une chambre fantastique et psychique qui se nourrit autant de références que de symboles. Qui a vu The Great Tamer il y a quatre ans, ne peut se défaire de la puissance de ses tableaux au classicisme caravagien et au clair-obscur sophistiqué. Il y eut avant cela, Still Life, une pièce dont l’austérité minérale forgeait la ligne directrice. Et plus récemment, sous l’impulsion du Tanztheater Wuppertal, Since she, fort hommage à Pina Bausch porté par les danseurs de la compagnie. 

La chambre de création qu’a inventée Papaioannou parvient à convoquer l’essence de la culture occidentale, de Pina Bausch à Sisyphe, abolissant les époques par l’essence pauvre, c’est-à-dire libre, de son geste poétique. L’irrécupérable, voilà le dessein de l’art pauvre que l’on reconnaît sur la scène de Papaioannou.  Ainsi, Primal Matter il y a bientôt dix ans : deux hommes, un mur. Les deux corps s’enchevêtrent dans des mouvements qui sont aussi chorégraphiques que statuesques.  Une confrontation, une étreinte ? La réponse n’est pas donnée, seul l’image demeure. Grâce à cette imprégnation des arts visuels, Dimitris Papaioannou a franchi le seuil de la danse, et aime d’ailleurs dire qu’il « peint sur scène ». 

Il me le déclare une nouvelle fois ce matin d’avril, par écrans interposés. Lui dans sa cuisine d’Athènes, et moi dans mon salon à Paris, nous discutions de ses prochaines créations en France. Il accepte avec joie la référence à l’Arte Povera et me raconte s’être beaucoup inspiré de ce mouvement à ses débuts, notamment de Jannis Kounellis qui après-guerre fut l’un des premiers à introduire charbon, bois, laine, dans ses peintures et sculptures, au gré d’une sobriété minimale que Papaioannou reproduit à sa manière. « Je suis un peintre, raconte-t-il, j’ai étudié la peinture, et je continue à percevoir le monde en images. Et je persiste à ne pas faire appel au langage. J’ai donc besoin de convoquer certaines choses de l’encyclopédie visuelle que j’ai en moi, des tableaux, mais aussi des films qui participent à l’illusion générale ». 

La lumière des phalènes

Transverse Orientation, le titre désigne un phénomène scientifique observé chez les insectes  envoûtés par la lumière : « C’est une attraction pour une source de lumière permanente que les insectes, notamment les phalènes, éprouvent pour la lune. Mais depuis que nous avons inventé l’électricité, nous les rendons fous, puisqu’ils tournent, irrésistiblement attirés vers la lumière. Je crois que nous avons tous un rapport différent à la lumière qui, pour certain est la foi, pour d’autres l’amour, mais quelle qu’elle soit, cette lumière distante et permanente, est toujours présente dans notre vie. »

Cette attirance pour l’inconnu se prolonge sur scène dans les corps à corps entre une madone, rousse et pâle, des danseurs, et un taureau. Immense, pesant, il occupe la scène, la transforme, insuffle terreur et sexualité : « Même si j’ai un rapport au temps dans mes spectacles oriental, je m’appuie sur la mythologie occidentale. Cette fois, je fais appel au taureau, qui joue un rôle fondamental dans l’art préhistorique, mais dans l’antiquité aussi, notamment l’antiquité minoenne qui est une des premières civilisations antiques. Le minotaure bien sûr, mais aussi les combats de taureaux ont trait à une certaine idée de la masculinité qui sera présente dans Transverse Orientation. »

La présence de cet animal sur scène annonce-t-il un tournant dans le travail de Papaioannou, qui quitterait ainsi sa sobriété ? Demeurent toutefois dans les images que j’ai pu voir le sens des métamorphoses qui marque son travail, notamment dans ces corps mi-hommes, mi-femmes qui surgissent à plusieurs reprises, encastrés les uns aux autres et qui ont beaucoup à voir avec les Caprices de Goya… Il s’en amuse, « je crois que le principe alchimique est aux fondements du théâtre : un cadre devient une maison, un morceau de plastique devient le ciel. »

Le désir profond

Cette métamorphose, Papaioannou l’a expérimentée dans sa propre existence. Avant la crise grecque. Il comptait parmi les artistes les plus privilégiés de Grèce : très célèbre grâce à sa mise en scène des Jeux Olympiques, il multipliait les spectacles immenses et fastueux. Puis vinrent la crise et un spectacle qui ne connut pas la reconnaissance espérée. Non un point zéro pour Dimitris Papaioannou, mais un moment de réinvention : « Depuis dix ans, les artistes de ma génération se sont penchés sur la crise et ses conséquences, mais je n’ai jamais aimé le commentaire sur l’actualité, j’ai donc pris mes distances, et décidé de créer une œuvre de presque rien. Mon corps, celui d’un autre, quelques matériaux. Ce fut Primal Matter. C’était une sorte de manifeste, qui demeure mon œuvre préférée, qui m’a ramené à mon studio de jeune artiste, et je suis redevenu jeune, je suis redevenu mortel. J’ai compris que je pouvais continuer avec le peu de moyens que l’on me donnait, et c’est de là que j’ai pu créer ensuite Still Life, The Great Tamer et l’ensemble des œuvres qui ont suivi ». 

Ce retour au désir profond, l’artiste grec semble le renouveler à chaque crise. Car si Primal Matter fut la pièce de la crise économique, Ink pourrait être celle de la pandémie. A dix ans d’écart, ces deux duos ont beaucoup en commun : « Oui, l’on peut dire qu’Ink s’inscrit dans le mouvement initié par Primal Matter. Si ce n’est que la nature de la relation diffère : dans Primal Matter, nous étions décalés en âge, mais nous faisions la même taille et la même corpulence. Dans Ink c’est clairement une relation père-fils qui peut devenir un duel. C’est une pièce plus sombre, psychanalytique, et je ne pensais pas que j’irais sur ce terrain-là. Pendant la pandémie, j’ai fait Ink non parce qu’il fallait que je fasse une œuvre que tout le monde attendait, mais parce que je désirais, profondément, la créer. Quand l’art devient sa profession, le danger est d’oublier ce que l’art représente dans sa propre vie, à quel point il est une nécessité avant d’être un travail. La pandémie m’a rappelé que je n’étais qu’un enfant qui a besoin de s’exprimer. »

Et l’enfant ici danse dans l’eau. Cela commence par une goutte dans Transverse Orientation pour devenir l’océan qui balaie paysages, corps, taureau et tableaux, l’eau vient, en énergie primitive et purificatrice, immerger les terreurs secrètes, les désirs insatiables si justement présents dans l’art pauvre et nu de Dimitris Papaioannou. 

Transverse Orientation, Biennale de la Danse de Lyon, TNP de Villeurbanne du 4 au 6 juin, Montpellier Danse les 2 et 3 juillet.

Ink, Festival d’Avignon, La Fabrica, du 20 au 25 juillet.