Ludique et lucide, l’entreprise de Camille Dufour et Rafaël Klepfisch, au Centre Wallonie-Bruxelles, autopsie le capitalisme à travers les sept péchés capitaux. Et ravive l’art de la gravure.

Le soleil verse à larges flots sa lumière en ce samedi de mai tandis que sur le parvis de Pompidou lézarde la foule des grands jours déconfinés – et moi, je pousse la porte du Centre Wallonie-Bruxelles, et plonge dans les ténèbres. Un noir d’encre. Littéralement. Car, se réjouit malicieusement sa directrice, Stéphanie Pécourt, le Centre s’est mué en espace à géométrie variable, à la croisée de la scène d’une performance, du lieu d’exposition et de l’atelier de gravure. 

D’où sort une partie de la série d’estampes de Camille Dufour et Rafaël Klepfisch, Les Sept péchés du capitalisme, ainsi imprimée, ce week-end et le prochain, in situ et sous nos yeux. Comme si, par effraction, on pénétrait dans l’intimité de l’atelier. Ou, plutôt, comme si celui-ci, pris d’un irrésistible mouvement centrifuge, repoussait ses murs, se disséminait jusqu’à prendre les dimensions de toute une ville, jusqu’à mettre un peu du noir des xylographies de Camille et Rafaël sur les parois des abribus, la pierre tavelée des immeubles, bref, partout où la tentation d’une surface blanche est trop forte.

 Car cette série, me dit Camille, tout en encrant une plaque, puis en actionnant le rouleau de la presse, qui illustre les sept péchés capitaux, mais réactualisés, frottés à nos désirs et à nos complaisances d’aujourd’hui –, cette série, si elle oppose à l’ubiquité désincarnée des images du numérique le travail bien concret de l’artisanat de la gravure, est destinée à être diffusée. Rafaël qui, lui, ne met pas directement les mains dans l’encre, mais compose les textes (chaque péché est double : une feuille d’image, une feuille à moitié remplie de mots) poursuit : il revient au public, qui repart avec sa gravure lors des deux week-ends de tirage en public, ou la récupère en Click & Collect, d’afficher celle-ci où bon lui semblera. Un public qui, ainsi, précise-t-il, leur « échappe » donc. 

Tout en écoutant, je m’échappe à mon tour, les yeux happés, engloutis, par les images de Camille (qui, me dit-elle, a beaucoup regardé Goya) alignées sur un des murs. Denses, saturées de corps et d’objets qui semblent sortir d’une nuit épaisse, elles donnent bien à voir, sous couleur de réactiver les péchés capitaux, les traits symptomatiques du capitalisme. Accumulation, prolifération, déploiement tentaculaire et, derrière, ou devant plutôt, dans un avenir proche, quelque chose comme un bloc d’abîme. Je repense à une métaphore médiévale, à cet arbre des vices qui croît dans le De fructibus carnis et spiritus de Hugues de Saint-Victor, dont les branches que sont l’Orgueil, l’Envie, etc., se ramifient toutes en vices secondaires. Et sans doute, pour échapper à cette luxuriance, qui, exaspérée par la vitesse, la technologie, tient plus du cancer que de l’organisme végétal, fallait-il à Camille et Rafaël la combattre avec ses propres armes. Celles de la démultiplication, de l’expansion d’un affichage urbain émancipé des auteurs de la série. J’oublie mon Hugues de Saint-Victor, revient au XXIe siècle, au XXe plutôt, puisque je hasarde le précédent situationniste. Rafaël approuve, souriant, Debord n’est pas loin, mais attention, il ne s’agit pas pour Camille et lui d’imposer des slogans-coups de poing. A l’univoque, ils préfèrent l’équivoque. Ce qui échappe au sens unique.

Les Sept péchés du capitalisme, Centre Wallonie-Bruxelles, du 8 au 16 mai. Prochaine performance : les 15 et 16 mai. Plus d’infos : https://www.cwb.fr/agenda/les-7-peches-du-capitalisme