À quelques jours de l’ouverture de ManiFeste, le festival de l’Ircam, Frank Madlener, son directeur, évoque les grandes lignes musicales, cinématographiques, plastiques, de ces semaines de juin dédiées aux concerts et aux créations. 

Le festival ManiFeste s’axe en premier lieu sur la jeune création, comment définiriez-vous cette nouvelle génération de compositeurs ? 

Nous voulions en effet mettre en avant la jeune création, de Sivan Eldar à Oren Boneh ou Roque Rivas, qui ont tous émergé au moment du cursus de l’Ircam, qui fête cette année ses trente ans. Mais il n’est pas seulement question de mettre en avant des jeunes, mais de mettre en valeur un travail qui éclot ; Sivan Eldar est passé par Royaumont et elle va créer un opéra bientôt à Lille, Roque Rivas est sorti il y a quelques années du cursus, il a commencé à écrire, il travaille sur l’architecture, notamment aux Etats-Unis, Oren Boneh est sorti du cursus l’an dernier, et va travailler avec une danseuse dans le festival. Le principe est de dessiner une histoire avec eux, et une diversité de formes. Cette génération s’est libérée de l’autorité des aînés.

 De l’autre côté, il y aura justement les aînés, de Philippe Leroux à Bernhard Lang. Ce dernier présente une création ambitieuse intitulée Game 245 « The Mirror Stage » qui a trait à la psychanalyse, pouvez-vous nous en dire plus ? 

Oui, Bernhard Lang a découvert ici le dôme ambisonique, cette immersion complète dans une scène sonore. Pour lui, le dôme ambisonique, est l’équivalent d’un effet de miroir. Il a imaginé que l’on se retrouve dans une sorte de boîte à miroirs, par la lumière, et par les chanteurs, il invite l’ensemble HYOID, mixture très originale, composé de quatre voix et d’une guitare, et met en scène un moment originel de la psychanalyse, travaillé par Lacan : le stade du miroir. C’est-à-dire ce moment où l’enfant, vers l’âge de six mois, se voit dans un miroir et parvient à se reconnaître en un Moi. Il y aura donc dans la création la voix de Lacan, très chamanique, mais Lang intègre aussi une autre forme de miroir : l’écriture de Palestrina, le canon de la Renaissance, exemple même du miroir en musique puisque la ligne se démultiplie à l’infini. C’est absolument extraordinaire de voir comment une création intègre une musique très ancienne, là aussi, en miroir. Ce qui intéresse Lang dans la musique de Palestrina, c’est cette notion de galerie de glaces. Philippe Leroux accomplira le même geste, en mettant en scène l’Ars Nova de Guillaume de Machaut. C’est très intéressant de voir comme ces compositeurs de la maturité regardent la musique ancienne et l’intègrent. Pierre Boulez a fait la même chose, et nous terminons le festival par Répons, et en employant même ce mot « Répons », Boulez pensait aux motets de la Renaissance. La bonne nouvelle de 2021, c’est qu’il n’est plus possible de dire que la musique est le parent pauvre de l’art, la création sonore est devenue le point de visée de beaucoup de domaines : du cinéma, et du monde plastique. Voilà pourquoi nous avons avec les Beaux-Arts créé une chaire Supersonique pour accentuer la connaissance entre compositeurs et artistes visuels. On a créé un atelier commun entre le cursus de l’Ircam et quelques étudiants des Beaux-Arts. L’idée c’est qu’il y a une vraie passion du sonore dans d’autres disciplines. 

Et le cinéma semble aussi au cœur de ce festival, de Paris qui dort à Vertigo…

Oui, l’image sera très présente, notamment par ce film japonais très étonnant, Une page folle, qui se passe dans un asile, et qui est très expressionniste, sensationnaliste…Vertigo est une énorme œuvre, inspirée du film des films d’Hitchcock. L’idée de Brice Pauset est de se fonder sur ce film des simulacres qui, en dévoilant à un certain moment la nature du piège qui se referme sur le personnage, compose une musique fondée sur des leitmotivs, et puis il y a un code couleur qu’a développé Hitchcock qui se retrouvera dans la musique pour ponctuer cet effet de désynchronisation continue qui ponctue le film. Et nous allons transformer la tour de l’Ircam en tour de Vertigo…Il y a donc le rapport entre musique et image, mais aussi musique et fiction, puisque l’on continue nos musiques-fictions, et enfin musique et musique, c’est-à-dire la musique qui réactive un élément du passé, sans être Ancien Régime. On retrouve à chaque fois cette idée du miroitement. Si vous y réfléchissez, il y a une trinité qui se met en place : musique et image, c’est l’imaginaire, musique et fiction, c’est le symbolique, et musique et musique, c’est le réel. Quand la psychanalyse parle du réel, c’est ce qui vous frappe au visage, c’est l’angoisse, c’est la chose indicible. Or la musique peut tout intégrer. 

Répons, œuvre majeure de Pierre Boulez clôt le festival. C’est une grande forme scénique, comment va-t-elle être abordée ? 

Boulez a écrit Répons dans les années quatre-vingt, au moment où il avait l’expérience de Bayreuth, il expérimentait deux choses, la musique venue de nulle part, la magie immersive puisqu’on ne voyait pas l’orchestre, et la grande forme. En dirigeant Le Ring avec Chéreau à la mise en scène, il a été vraiment concerné par faire une grande forme. Comment on l’écrit, comment on la traite ? Très vite lui est venue en tête cette idée du Responsorium, ce rapport de l’individu et de la collectivité, et ce dispositif qui met les solistes à la périphérie, et le public entre les solistes et l’électronique, et enfin, ce dont il parlait beaucoup, notamment avec Frank Gehry, la forme spirale. C’est-à-dire que Répons fonctionne comme le Guggenheim, à tout moment on peut regarder en avant et en arrière. Mais ce qui me frappe le plus dans Répons, c’est la rhétorique. Lorsque l’Ircam a été créé, on l’a critiqué en disant que c’était un studio de luxe pour expérimentations qui n’engendrerait jamais de grande œuvre, or Boulez, dans Répons, à la sixième minute, instaure un moment très dramaturgique, l’apparition des solistes. Qu’est-ce que ça dit ? Voici les solistes, voici l’électronique, voici l’espace, et en un geste typiquement baroque, les instruments prennent l’accord, et l’arpègent. À la manière du Clavier bien tempéré de Bach qui nous démontre la puissance du tempérament égal, c’est un geste rhétorique qui annonce qu’il peut construire un monde. Et bien cette apparition des solistes, c’est la même chose : Boulez démontre qu’il peut ainsi construire un monde à partir de son pli électronique, si baroque. On crée avec Répons une œuvre nouvelle, Anthem 2, pour Alto. Lacan écrit, le réel « c’est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ». Et bien c’est la meilleure définition de la musique, elle s’écrit, mais elle ne s’écrit jamais complètement, puisqu’elle doit être jouée. C’est là le pouvoir de la musique qui n’a besoin ni de l’image, ni de la fiction, qui est un réel en tant que tel. 

Et la jeune génération, très préoccupée par la pluridisciplinarité, comment pense-t-elle ce lien de musique à musique ? 

Oui, cette jeune génération doit penser à un langage musical, et à une mémoire. Je ne crois pas que ce soit conservateur d’imaginer que la musique sollicite une mémoire. La difficulté bien sûr est de ne pas être inhibé par la mémoire, je reprendrais bien ce terme de Boulez « d’amnésie créatrice ». Boulez avait une pensée de l’histoire, mais en même temps, il savait s’en libérer. Et dans cette génération, ils ont la connaissance de ce qui a été fait, mais ils parlent en leurs noms propres. 

Et d’un point de vue formel comment s’annoncent ces créations ? 

Le rapport au public a changé : il y aura dans le festival beaucoup de dispositifs immersifs, par des installations, des ateliers. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est sortir du cadre stéréotypé contemporain. Toute l’histoire de la musique est un bouleversement des durées, des formats…À l’époque de Couperin, il y avait des préludes non mesurés, pourquoi ne pas imaginer cela aujourd’hui ? L’imagination, ce n’est pas seulement l’exotisme du son nouveau, mais une stratégie formelle, une intrigue. Comme dans le roman. Ce qui est important pour la jeune génération, c’est qu’elle ne fait pas simplement chorus avec ce qui existe. Il faut prendre le risque de décevoir : Stravinsky n’a fait que des déçus, à peine assimilé le Sacre, il revient au néo-classicisme, et à la fin de sa vie, il devient sériel…Ce sont ces retournements qui permettent d’échapper au format, et je crois que dans la jeune génération, ce désir est là. 

ManiFeste, du 31 mai au 30 juin. Retrouvez toute la programmation en suivant ce lien.