Une des plus prestigieuses galeries d’art parisienne fête ses cinquante ans : la galerie Taménaga. Retour sur une histoire exceptionnelle.

Le Japon commence à l’entrée de la galerie Taménaga, dans cette avenue Matignon déserte livrée aux fantômes du confinement. Inutile de prendre Japan Airways. Le directeur, Monsieur Morita, nous accueille avec courtoisie et curiosité avant d’entreprendre la visite de l’exposition organisée à l’occasion des cinquante ans de l’espace. Et de remonter le fil du temps…

Mille anecdotes

Messieurs Taménaga père, fils et petit-fils sont confinés au pays du Soleil Levant. Bien qu’invisible en ce moment, la dynastie la plus célèbre de marchands japonais installée au pays de Monet (Impressions Soleil couchant) est bien présente ici, par le choix des œuvres exposées soulignant l’éclectisme et la vigueur d’un art nippon en plein renouveau. Monsieur Morita est l’homme de la situation : cet homme aime dessiner la grande histoire en la tissant de mille anecdotes, ce qui est toujours plus original que de subir le millième exposé hagiographique. Monsieur Morita me fait maintenant pénétrer dans un petit salon bibliothèque feutré où trois Chagall, un van Dongen et un Raoul Dufy me toisent avec sympathie. Il n’est pas donné à tout le monde d’être reçu dans un musée de poche. « Ce Dufy provient de la collection personnelle de la mère du réalisateur Gérard Oury. J’ai été une fois chez elle après son décès : elle avait tout un mur recouvert d’œuvres de Dufy, son artiste préféré ». Heureuse femme !

Monsieur Morita vit à Paris depuis trente ans. « En arrivant, je pensais que dix ans suffiraient. Trente ans sont passés et je continue à apprendre des choses tous les jours ». Le père de Monsieur Morita était peintre. Le fils aurait voulu l’être mais a vite jeté l’éponge, et ses pinceaux. « Je n’étais vraiment pas doué. Je suis resté dans l’art mais de l’autre côté. À mon arrivée à Paris, Monsieur Kiyoshi Taménaga travaillait surtout avec des peintres figuratifs français, les Aïzpiri, Cottavoz, Guiramand, Bardone, Weisbuch… Il voulait montrer ce qu’il considérait comme étant la vraie peinture française au Japon. Mais nous voulions aussi faire connaître des peintres japonais ».

En reprenant peu à peu les commandes, Tsugu Taménaga, le fils du patriarche, a décidé d’élargir la palette des origines, en ne se cantonnant plus seulement aux Français et aux Japonais. L’Américain Tom Christopher et l’Espagnol réaliste Lorenzo Fernandez sont quelques-uns des coups de foudre du dauphin.

L’incontournable cerisier

Mais, bien sûr, les artistes japonais ne sont pas délaissés. « Le premier peintre japonais que nous avons exposé ici était Nuit Sano, une femme de presque quatre-vingt-dix ans très connue au Japon. Il y a aussi Takehiko Sugawara présent dans notre rétrospective des cinquante ans. Professeur aux Beaux-Arts de Kyoto, il utilise des techniques typiquement japonaises à base de papier du Japon, de pigments minéraux et d’encre de Chine. Son thème de prédilection a longtemps été le cerisier centenaire mais lorsqu’il a découvert un type de pin poussant au nord du Japon et ressemblant à un dragon allongé, il a changé d’avis. Naoya Egawa, quant à lui, s’intéresse aussi aux cerisiers, mais à l’arbre lui-même et non aux fleurs. Il trouve que la nature est plus forte et plus belle l’hiver. Tous les ans, il va contempler les cerisiers lorsqu’il neige, il s’installe dehors pour les dessiner puis rentre dans son atelier et exécute la toile. Monsieur Taménaga a aussi exposé le célèbre Foujita. Un jour, ce dernier a proposé à Paul Aïzpiri de faire un échange de tableaux. Mais, trop intimidé, Aïzpiri n’a pas osé accepter cette proposition. Il l’a toujours regretté ! Il aurait été riche ! Très riche ! ».

Proche des artistes

Je demande quel genre de relations la galerie entretient avec les artistes. Apparemment très bons. « Nous travaillons en étroite collaboration avec nos artistes vivants, poursuit Monsieur Morita. Quand nous avons invité l’artiste chinois Chen Jiang Hong au Japon, nous l’avons emmené voir une fameuse forêt de bambous. Et il a été conquis : le bambou est devenu son thème. Nous faisions de même avec Aïzpiri. Je le conduisais souvent à travers tous les coins de Paris. Tout d’un coup, il me disait : « Morita, c’est bien ici : arrêtez-vous ! ». Il descendait et il faisait des grands dessins, dans la rue. Comme Oda, un peintre japonais de Paris, aimait beaucoup dessiner les femmes nues, je l’ai amené au Crazy Horse. Assis au premier rang, il était si heureux devant toutes ces femmes qu’il les a dessinées pendant tout le spectacle. Encore une histoire : nous avions invité au Japon, André Cottavoz, un célèbre peintre lyonnais. Pour nous rendre de l’une de nos galeries à une autre, nous avons pris le TGV local qui longe le mont Fuji. Quand il l’a vu, Cottavoz a commencé à le dessiner, mais le train allait trop vite. Monsieur Taménaga lui a dit de ne pas s’en faire. Il a loué un hélicoptère pour lui permettre de dessiner le mont Fuji comme il le souhaitait ». Les Taménaga ou l’esprit Médicis… « Nous choisissons les peintres avec lesquels nous travaillons avec beaucoup d’attention, nous montrons ce que nous aimons. Certaines galeries montrent ce qui se vend, mais ce n’est pas notre cas. J’aime savoir qu’un collectionneur accroche chez lui un de nos tableaux pour l’admirer chaque jour. Quand on voit une peinture tous les jours, on découvre toujours quelque chose de différent. Elle ne se ressemble pas d’un jour à l’autre, selon les émotions qui nous traversent ».

     Il est maintenant l’heure de nous quitter. Nous nous levons et passons devant un immense nu de Bernard Buffet trônant sur un mur dans la vaste pièce ouvrant sur la rue. « Monsieur Taménaga a rencontré Buffet à Paris dans les années cinquante », me précise Monsieur Morita qui ajoute : « le peintre lui a donné l’exclusivité de la diffusion de ses tableaux en Asie, si bien que nous l’avons longtemps exposé là-bas. Il s’était rendu dans les années quatre-vingt au Japon, où il a découvert le théâtre kabuki et en a fait toute une série. Et chaque fois qu’il venait à Paris, comme il aimait beaucoup la nourriture chinoise, Monsieur Taménaga l’emmenait déjeuner au fameux Tong Yen. Mais toute bonne chose a une fin : Bernard Buffet était atteint de la maladie de Parkinson et en conséquence ne pouvait plus peindre. Il n’avait plus de raison de vivre. Il ne voulait pas attendre le nouveau millénaire dans cet état. Il s’est suicidé en 1999 en s’étouffant avec un sac. Il ne devait pas être beau à voir. Quand on meurt ainsi, privé d’oxygène, on a le visage tout noir et tout déformé. Mais avant ça, il avait peint toute une série sur la mort, comme s’il voulait répéter le final de son dernier acte. La messe d’enterrement a eu lieu dans l’église Saint-Pierre, derrière le Sacré-Cœur. Robert Hossein, un de ses grands amis, a lu des poèmes qu’il avait écrits en sa mémoire. J’étais présent avec Monsieur Taménaga ainsi que l’ambassadeur du Japon en France. Mais il n’y avait aucun représentant du gouvernement français : André Malraux, le ministre de la Culture, avait décrété dès les années soixante qu’il n’aimait pas la peinture de Buffet et depuis, aucun conservateur français ne voulait prendre le risque de l’exposer. Mais cela change : pour la première fois, il y a cinq ans, une rétrospective s’est tenue au musée d’Art Moderne, célébrant la grandeur retrouvée de cet artiste injustement méprisé pendant des dizaines d’années ». Monsieur Morita fait défiler des noms d’un passé enfui, et soudain tout prend une certaine teinte, douce, presque pastel. Le temps semble s’être arrêté, là, entre Occident et Orient dans cette parenthèse ouatée et élégante de l’avenue Matignon privée de vie mais pas de souvenirs.

Pour son 50e anniversaire, la Galerie Taménaga prévoit une programmation riche en événements, notamment l’organisation d’une grande exposition rétrospective, octobre-novembre 2021. 18 avenue Matignon 75008 PARIS. Lundi-samedi : 11h-13h / 14h-19h. https://www.tamenaga.com