Que dire sur le rien ? J’ai lu le témoignage d’Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme (Seuil). Son titre d’abord : Louis a le sens des affaires, plus putassier que ce titre, tu meurs. Mettez ces mots-clefs « Combat » et « femme » dans votre titre, vous faites coup double, l’époque y est sensible, les ventes vont suivre. Attention Edouard, qui sont ces gens depuis la Révolution française qui tiennent le commerce pour essentiel ?

Le sujet du livre : maman. Maman, touchante parfois, bien sûr. Femme maltraitée, malheureuse parce que femme, vivant dans la pauvreté. Difficile de ne pas compatir. Une larme ? Non, hélas ; pourtant c’est un témoignage tire-larmes. Albert Cohen et son livre sur sa mère : on pleure. Là, rien. Pourquoi ? Parce qu’on comprend à la page 85 qu’il y a démonstration : ce n’est pas de sa mère dont il parle, mais de l’émancipation des femmes à partir d’un exemple qu’il connaît bien : « nous avions commencé notre vie comme perdants de l’Histoire (…) mais comme dans une équation mathématique, (…) les perdants du monde qu’on partageait sont devenus les gagnants, et les gagnants, les perdants ». Ah la belle histoire de l’émancipation ! Tout est dit dans ces deux phrases sur Edouard Louis : ce réel qui obsède tant la gauche radicale, réduit à une « équation mathématique » et à un monde divisé entre « perdants » et « gagnants ». Abstrait, donc cruel, écrivait Dostoïevski. Le bien d’un côté, le mal de l’autre, nettement identifiés. Aucune porosité entre l’un et l’autre. Quelle naïveté ! Quelle bêtise aurait dit Flaubert. Les romanciers, eux, sont de grands sceptiques.

Edouard Louis est contre la littérature ; la littérature, elle aussi, semble être contre Edouard Louis : « J’aiguise mes phrases comme des lames d’un couteau ». Aie ! No comment !

Dernière chose : la forme. Le témoignage est agrémenté de photos, de lui, of course, de sa maman. Le livre avance d’anecdotes en souvenirs, sans jamais nous surprendre. Platement. Sagement. Endormissement. On est loin dans cet exercice de retour sur soi, des radicales Catherine Millet et Constance Debré. Le livre se termine dans un salon de thé : bienvenue chez les ch’tis.

On lira avec plus d’intérêt la prose d’un bourgeois de Neuilly-sur-Seine : Frédéric Beigbeder, un des meilleurs critiques littéraires de Paris, comme il vient de le prouver encore récemment, par sa critique du livre d’Edouard Louis. C’est un chef-d’oeuvre du genre, je peux vous envoyer son article (info@transfuge.fr). Il fait paraître un recueil de ses articles, Bibliothèque de survie (Editions de l’Observatoire). J’en profite pour le remercier de m’avoir fait découvrir récemment le romancier Patrice Jean, pour son remarquable dernier roman, La poursuite de l’idéal (Gallimard). Il écrit une introduction salutaire, où il n’y a pas une phrase que je ne signerais pas. Il rappelle d’une part qu’il est politiquement correct. Il ne supporte ni racisme, ni sexisme, ni homophobie etc. Devoir rappeler cela paraît fou, mais l’époque l’oblige. D’autre part, il constate, pas moins que nous, que ce politiquement correct dans ses excès, réduit la liberté d’expression et la liberté inconditionnelle de l’artiste. Pour ceux qui s’en étonnent encore, le combat premier de Transfuge, magazine culturel, ne peut être que celui de la liberté des artistes ; et celui de Beigbeder, en tant que romancier, est le même. Quoi qu’il en soit, lisez ce recueil de critiques, sa sélection est excellente. Nous partageons avec lui un goût du style, un goût du roman dérangeant, un goût du roman provocateur, un dégoût du roman donneur de leçons, un dégoût du roman geignard. Nous divergeons aussi bien sûr, (mais nous aimons les désaccords) : Virginie Despentes, franchement, Frédéric ! Aimer, que dis-je, adorer Fitzgerald et dire que Despentes est un grand écrivain… Surestimer Chardonne, alors que dans le genre, Drieu est tellement plus fort. Ce sont des détails, car dans l’ensemble, respect : Colette, Wilde, Fitzgerald, Roth, Huysmans, Fargue, Laferrière, Becker (pas Boris, Emma), Liberati, Babitz…

Un autre bourgeois se fait entendre ces jours-ci, originaire de Bordeaux. Nous le suivons de près à Transfuge depuis longtemps. Philippe Sollers, qui revient avec deux superbes livres, Agent secret (Mercure de France) et Légende (Gallimard). Ecoutez le début d’Agent secret : « Contrairement aux apparences, je suis plutôt un homme sauvage, fleurs, papillons, arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues. Qu’importe ici qui dit je. Écrire à la main, nager dans l’encre bleue, voir le liquide s’écouler sont des expériences fondamentales. Je vis à la limite d’une réserve d’oiseaux, mouettes rieuses, goélands, faucons, sternes, bécasseaux, canards colverts, hérons. Ah être un oiseau ! (…) Dans la maison, tous les matins, je laisse Richter jouer Haydn, on pourrait l’écouter sans cesse, (…) notes vives et détachées (…) Le bonheur est possible. Je répète. Le bonheur est possible. » Pas mal pour un bourgeois !