Christophe Rauck, nouveau directeur du théâtre des Amandiers, monte Dissection d’une chute de neige, pièce flamboyante de la suédoise Sara Stridsberg. Captation radiophonique à retrouver sur France Culture dimanche 25 avril dans l’émission de Blandine Masson à 20h. Rencontre avec un metteur en scène à la vision ambitieuse et viscérale du théâtre. 

Extraits – Retrouvez l’interview dans son intégralité dans notre numéro d’avril

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Qu’est-ce qui vous a attiré dans l’écriture de Sara Stridsberg ? 

J’aime la modernité de sa forme. J’aime sa manière froide d’aborder ses personnages, de faire des digressions, de changer des choses, historiquement, sans que le lecteur s’en rende compte. Ce qui permet à la fiction de garder un paysage imaginaire à travers un personnage existant. Par exemple dans La Fabrique des rêves, elle changeait le lieu de naissance de Valerie Solonas, la faisant naître au bord d’un désert…Ce sont apparemment des détails mais qui permettent une liberté, et pour nous, un moyen de changer la géographie au plateau. 

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Ce sont les figures féministes qui vous intéressent ? 

Le féminisme est un mot-valise qui ne m’intéresse pas tellement, en tout cas pas au théâtre. Le théâtre, c’est le lieu du plus grand que soi, pas d’une case ou d’un système. Ce qui est intéressant c’est de traverser ces choses-là, et de recevoir ces personnages qui témoignent de notre époque, mais aussi d’un système. Ce qui m’intéresse chez Valerie Solanas, c’est le patriarcat, qui est relié au masculin, qui est relié au capitalisme. En cela, évidemment je suis féministe comme un homme peut l’être, je sais à quel point nous avons besoin du féminin au théâtre, ça ne marche pas sans. Si je tiens tant aux actrices, c’est aussi parce qu’elles me permettent de me déplacer, d’entendre le monde par leur prisme. Aujourd’hui, ce qui devient compliqué, c’est qu’on ne veut regarder la société qu’à travers une segmentation. Mais le théâtre n’a rien à voir avec l’actualité, il a à voir avec le présent. Et notre rôle est de ramener les grands textes au présent. C’est pour ça que je déteste, et même je suis en guerre avec ceux qui prônent l’arrêt des textes au théâtre. Penser le monde demande d’avoir les outils pour poétiquement imaginer le monde que l’on pense. En cela, les auteurs sont puissants. Il faut être tellement bête pour penser que le « corps », la danse, vont remplacer le texte. Le théâtre et la danse se nourrissent mutuellement. C’est vraiment l’histoire des Héritiers de Bourdieu, ce sont les gens qui connaissent les textes, qui les ont reçus, qui décrètent aujourd’hui que l’on n’en a plus besoin. Mais il y en a plein qui n’y ont pas eu accès, et qui aimeraient les connaître, et on s’en fiche. Il y a une vision néo-fasciste de ces espèces de petits-bourgeois, je parle notamment d’Aurélie Filippetti et de sa bande, qui décident qu’il n’y aurait plus de grand texte au théâtre. Ce sont les nantis qui décident ce qu’il faut voir, ou ne pas voir, pour faire partie du petit club des intelligents. Je n’aime pas ces espèces de vieux cons qui se croient jeunes en pensant à la place des jeunes en annonçant que l’œuvre littéraire est morte et que la « création spontanée » doit primer. 

Enfin, il y a une jeunesse aussi qui défend un théâtre sans texte… 

Oui, chaque génération vient avec ses propres idées, et je trouve ça très bien. Mais avant s’opposaient les auteurs classiques et les auteurs contemporains, aujourd’hui il y a les formes contemporaines contre toute forme de pièce écrite par un auteur. Mais je crois que ce combat ne sert qu’une petite minorité qui se ressent comme les grands amiraux d’un nouveau dogme de pensée. Il n’y a pas de jeunesse, il n’y a pas de vieillesse au théâtre, tout est à regarder à l’endroit de la modération : un jeune arrive, il sort un spectacle, il peut devenir votre père, il est allé plus loin. Mais il y a aussi l’expérience des choses, plus on travaille, plus puissant on essaie d’être, et plus on prend de risques. Mais bien sûr, le théâtre avec textes peut engendrer des choses épouvantables. Lorsque j’étais jeune, au Théâtre du Soleil, on prônait l’improvisation, et c’était alors rare. Il y a donc plein de mouvements pour bousculer les textes, les mises en scène, et c’est formidable.  Mais ériger l’un d’eux comme un dogme ? Aujourd’hui, certains se targuent de ne pas venir du théâtre pour faire des petites choses qui n’ont pas de sens, surtout sur de vastes plateaux, comme celui de Nanterre pour ne pas le nommer. Il faut une écriture scénique et textuelle pour habiter un plateau de théâtre tel que celui des Amandiers. Ici, au Théâtre du Nord, Julien Gosselin adapte des romans, c’est pour dire comme on a besoin de texte ! Les grandes salles sont des endroits fédérateurs pour les grandes histoires, et les grands récits. Mais pour cela, il faut connaître les outils du théâtre. Mon grand-père nous apprenait à scier avec la scie à métaux, et il nous disait, c’est le geste qui compte. Il faut avoir le bon geste pour faire de grandes choses. Un métier ça ne s’apprend pas, ça se vole. 

L’art du théâtre, c’est rendre supportable ce qui est le plus obscène : la représentation. Il faut les outils pour que cette obscénité soit visible. Sara Stridsberg n’oublie jamais lorsqu’elle aborde un personnage le dialogue qu’elle veut entretenir avec lui, et non pas avec je ne sais quelle actualité. Elle ne polarise pas. Elle crée une vérité poétique. 

Je n’aime pas ces espèces de vieux cons qui pensent à la place des jeunes en annonçant que l’œuvre littéraire est morte. 

Les quatre artistes que vous avez choisi d’associer aux Amandiers, Tiphaine Raffier, Joël Pommerat, Julien Gosselin et Anne-Cécile Vandalem, sont des auteurs-metteurs en scène que vous connaissez bien, certains ont été formés à l’École du Théâtre du Nord, et ont comme points communs d’aimer les spectacles narratifs, ce que vous appelez « les grands récits ». Il s’agit d’un vrai tournant pour Nanterre, non ? Et pour son public ? 

Je me rappelle au Théâtre du Soleil, quand on arrivait à 09h, Ariane Mnouchkine nous disait, il faut arriver quinze minutes plus tôt :  arriver à l’heure, c’est arrivé en retard. Il y a des gens qui paient pour nous permettre de jouer, nous leur devons cela. Ça m’est toujours resté : on est responsable du public. Il n’y a rien de pire que de faire corps, et je déteste le corporatisme. 

Dans quelle mesure ce rapport au public va-t-il déterminer votre manière de diriger les Amandiers ? 

Jean-Pierre Vincent me disait, « je n’ai jamais programmé Grüber, je l’ai toujours invité ». J’ai connu de grands directeurs de théâtres. Aujourd’hui, il y a ce nouveau métier, « programmateur ». Il y a de bons programmateurs, ce n’est pas la question, mais la programmation est devenue aujourd’hui la température de ce qui est dans le vent. Moi, la seule chose qui m’intéresse, c’est de faire du théâtre, de me lancer dans un voyage que je puisse partager avec plein de gens. Ce qui m’intéresse aussi, c’est de découvrir des jeunes, comme Tiphaine Raffier ou Simon Falguières, et de leur donner des moyens de faire leurs spectacles. Aujourd’hui Tiphaine est à l’Odéon, et Simon à la Colline, parce qu’on leur a donné les moyens d’être à la hauteur de la promesse qu’ils livraient au début. Je ne crois pas aux saisons festivalières, je déteste la concurrence. Quand je vois un mauvais spectacle, j’en veux au metteur en scène parce qu’il me renvoie à la stérilité de ce que je fais, et quand je vois un grand spectacle, je suis dans l’émulation absolue. Je ne suis bien sûr pas le seul à penser comme ça. Mais je crois que ce qui est intéressant, c’est de faire rencontrer différents univers et le plus grand nombre. Comment ? Il faut du temps. 

Alors que nous parlons dans un théâtre occupé par les élèves du Théâtre du Nord et les intermittents, comment jugez-vous cette colère qui s’exprime par les occupations ? 

Il y a beaucoup de choses dans la colère. Dans la convergence des luttes, plus que les luttes, c’est le ressentiment qui peut être le plus convergent. Et de là naît la violence.  Mais ce qui est intéressant, c’est le signal qui est donné. Le sentiment que nous n’arrivions pas à nous faire entendre jusque-là et qu’ils parviennent à se faire entendre. Mais à vivre, ça reste quelque chose de difficile, même si on est tous bien sûr solidaires : les intermittents sont au centre du théâtre, nous ne pourrions rien faire sans ce régime. Espérons que les relations demeurent apaisées, et que l’occupation devienne une conversation. 

Dissection d’une chute de neige, de Sara Stridsberg, mis en scène par Christophe Rauck, diffusé sur France Culture le 25 avril à 20h dans l’émission de Blandine Masson. Puis au Théâtre de Caen, les 18 et 19 novembre, et au Théâtre des Amandiers, du 25 novembre au 18 décembre.