Le nouveau roman du Mexicain Daniel Saldana Paris est une plongée douloureuse dans les souvenirs d’enfance. Glaçant, poignant et brillant.

C’est la plus vieille histoire du monde, ou presque, et Daniel Saldana Paris la retaille au fil de phrases impitoyablement lucides. Le jeune romancier mexicain invente quelque chose comme un pathos clinique, une langue aussi adamantine et analytique qu’elle est gorgée d’affects, avec laquelle un narrateur adulte, enlisé sur son matelas dans une stase beckettienne (« Je dois d’abord écrire l’histoire jusqu’au bout, noircir ce cahier à spirale jusqu’à la dernière page, puis le déposer au pied du lit où je suis prostré et ouvrir le deuxième cahier. ») tente, avec une précision qui n’empêche pas les doutes sur le mécanisme de la mémoire, de retrouver l’enfant qu’il fut. De retrouver l’été 1994 et ses dix ans, à Mexico, lorsque sa mère, Teresa, un beau jour, a quitté le foyer pour rejoindre le Chiapas, épicentre de l’effervescence zapatiste. La forme est rétrospective, confessionnelle, mais il s’agit moins d’un exercice thérapeutique que d’un acte de courage : se confronter, par l’écriture, au démon qui le hante, le tourmente, et lui ressemble si douloureusement – son père. Tout un jeu subtil d’associations, de glissements et de substitutions fait du père, banquier en apparence inoffensif, un avatar de la brutalité répressive, militaire et policière, de ces années, mais aussi une divinité solitaire et solipsiste. C’est bien une histoire vieille comme le monde, la haine de l’ordre du père, à la fois Dieu et autorité.

Et le père n’est qu’une facette de cet ordre qui trompe et torture : le jeune garçon, qui préfère au foot les origamis (malgré sa désespérante maladresse) et ces livres dont on est le héros, Choisis ta propre aventure, est obsédé par la mise en ordre du monde. Il y a les pliages des origamis, traduction symbolique de la symétrie qu’il rêve vainement de découvrir dans les choses et les événements. Il y a toutes les hypothèses qu’il échafaude sur un petit caïd du quartier, qui devient ainsi un héros romanesque, pris dans l’ordre d’un récit trop grand, trop fantaisiste, alors qu’il est d’abord le petit ami de la sœur du jeune narrateur. Il y a surtout les plans et les stratégies qu’il élabore à tout bout de champ, comme pour plier la réalité à ses vœux, l’ordonner à son gré : le voici qui part donc en autobus, à l’aveugle, avec l’« idée de demander à rencontrer l’homme à la pipe et au passe-montagne jusqu’à rejoindre Teresa en pleine guerre et au fond de la jungle du Chiapas ». On se doute que les chances de tomber sur le sous-commandant Marcos et, par ricochet, sur Teresa sont minces. Et c’est bien la tragédie, existentielle, mais aussi ontologique, du narrateur : à force d’interpréter le monde, de lui chercher une signification, ou d’imaginer que le cours des choses obéira à ses scénarios, il ne voit rien, s’égare dans un dédale d’illusions et « la réalité rugueuse », comme disait Rimbaud, le cueille de plein fouet. L’ordre, qu’il s’incarne dans un père, des militaires, des flics ou dans les grilles qu’on plaque arbitrairement sur les gens et les choses, aboutit toujours à la même chose : la souffrance.

Daniel Saldana Paris, Plier bagage, traduit de l’espagnol (Mexique) par François Gaudry, Métailié, 192 p., 18 €