C’est un Faust spectaculaire qui vient d’être crée à Bastille, et sera diffusé ce vendredi 26 mars sur France 5. Un opéra servi par de grands interprètes et une mise en scène iconoclaste et audacieuse. 

La jeunesse éternelle, le déni de finitude, la négation de la mort : voilà bien des préoccupations de notre temps. A l’heure où la camarde plane sur nos sociétés sous la forme d’un virus à picots, le transhumanisme est une marotte qui vire à l’obsession chez certains de nos puissants. C’est bien ainsi que le metteur en scène bavarois Tobias Kratzer a abordé le Faust de Charles Gounod (1859). Au vrai, il n’a fait que pousser dans ses retranchements le livret de Barbier et Carré, qui prenait déjà des libertés par rapport à la pièce de Goethe. Alors que le Faust allemand guignait la connaissance absolue, son homologue parisien opte pour la vie de plaisir d’une jeunesse retrouvée. La version française est en cela bien représentative de cette « fête impériale » des années Badinguet, où Paris était devenue la Mecque des joies du corps, ivre de ses propres tourbillons et peu à peu affranchie de toute morale. Kratzer transpose le Second Empire dans la France des années covid, et son propos n’en est que plus glaçant et efficace. 

Faust est un parisien nanti, grand bourgeois qui pratique des amours tarifées dans son appartement des beaux quartiers. Méphisto est une manière de Charles Manson, qui entraîne le « docteur » dans la grise banlieue, découvrir une faune qu’il ne connait pas. Le héros est ébloui par la simplicité de Marguerite, qui vit dans l’alvéole Ikea de quelque grand ensemble ; Valentin est un caïd de cité, entouré de ses gouapes ; Siebel, un soupirant androgyne ; Marthe, une milf vivant à l’étage du dessous… 

On pourrait être irrité par cette transposition littérale et un poil scolaire, mais le propos de Kratzer est si précis que, n’étaient quelques balourdises (Valentin champion de basket…) le procédé est aussi malin qu’efficace. Le spectacle oscille entre naturalisme et onirisme, au moyen de projections vidéo fort astucieusement utilisées. Faust et Méphisto volent réellement dans le ciel de Paris, se posant sur les gargouilles de Notre-Dame avant de l’embraser, passant devant la lune comme les démons du Haxan de Christensen. Le plus réussie est la scène dite « de l’église », où Marguerite se retrouve face au démon (et à sa culpabilité). Kratzer la situe dans une rame de métro lancée à toute allure, produisant un pur sentiment de suffocation. 

Ce jeu de cubes, de constructions, de scènes sur la scène, ne va pas hélas sans une certaine déperdition des voix, car les artistes sont parfois contraints de chanter dos à la salle (elle-même dépourvue de public, ce qui semble « avaler » tout réverbération). Tous les interprètes jouent à fond leurs personnages, sans jamais abdiquer la musique au profit du théâtre. La distribution est très homogène, depuis l’excellent Siebel de Michèle Losier jusqu’à la Dame Marthe de Sylvie Brunet-Grupposo. Si Ermonela Jaho ne possède pas la candeur (vocale et scénique) de Marguerite, elle en fait une femme blessée et touchante. On aurait voulu un français moins malmené que celui du Méphisto de Christian Van Horn, mais la basse américaine gagne en autorité au fur et à mesure du spectacle, au point d’en devenir terrifiante. La diction de Florien Sempey et Benjamin Bernheim n’est, bien entendu, jamais prise en défaut. Le personnage de Valentin est un peu sacrifié par Kratzer, qui en fait une petite frappe bedonnante, mais le baryton est au sommet de ses moyens. Quant à Bernheim, il est tout simplement le Faust idéal, reprenant de flambeau d’Alagna qui a régné sur ce rôle durant vingt ans. D’aucuns trouveront la noble battue de Lorenzo Viotti un peu large ; il lui manque parfois une forme de « désinvolture » parisienne car le chef dirige l’œuvre avec un sérieux et une application finalement très germaniques. Tout parisien qu’il est, Faust n’en reste pas moins teuton.  

Faust, Charles Gounod, direction musicale Lorenzo Viotti, mise en scène Tobias Kratzer, avec Benjamin Bernheim, Ermonela Jaho….Le 26 mars à 20h55 sur France 5 et disponible en replay sur Culturebox pendant six mois.