Collaborateur des pages scène de Transfuge, Nicolas d’Estienne d’Orves publie un Petit éloge de la gourmandise. On bâfre chaque ligne de ce cabinet des curiosités de l’oestomac et de l’esprit réconciliés. Salutaire. 

Ne résistons pas une seule ligne à la tentation d’écrire d’emblée combien cet opuscule rouge-sang est un régal. Il a beau avoir 44 entrées et ressembler dans son projet à un dictionnaire amoureux (Nicolas d’Estiennes d’Orves en écrivit un et pas des moindres sur Paris), cet éloge à sa propre gourmandise se dévore en quelques bouchées  baveuses plutôt qu’il ne se picore. On y bâfre les goûts prononcés – bons ou mauvais – de son auteur, les gros plats odoriférants, les abats exhalant « un parfum de scandale », les mets gorgés de sang,  bref un hédonisme de bonnes chairs. Si adolescent, à la suite d’un défi, il conduisit un ami chez Lucas Carton, s’il consulte les gastronomes, il a aussi le goût des tavernes, des petites tables et même de Mac Do. On renifle que ce qui lui plait le plus chez Ronald, c’est moins son menu habituel – les Nuggets trempés dans la sauce barbecue suivis d’un McFlurry – que de pouvoir y être surpris et d’en surprendre d’autres, gourmets d’apparat, s’y délectant tel le Démon d’Hubert Selby en train de commettre un larcin. Le livre est un fumet aux gouts aseptisés, aux mets sans couleurs, aux humeurs tièdes, bref à la bienséance actuelle, à la moraline et tout ce qui ne déborde point. Pour en conter, le phrasé de d’Orves déborde toujours un tantinet, de manière à être dégusté. À chaque phrase, chaque entrée, ça vagabonde, se remémore, voyage, bref ça gamberge sans fatuité. Ça suinte la répugnance des apéros bobos mesquins et des diners sans odeurs.

D’Orves se souvient de ses 18 ans, d’un anniversaire d’un temps révolu au Fouquet où la famille entière, réunie autour du citoyen en herbe, entonnait allégrement des chansons paillardes. La gourmandise s’entend en toutes choses, dans le brouhaha amical, les odeurs, les masses, les sauces, les opinions tranchées, la mauvaise foi. D’Orves dit déglutir régulièrement une Tentation de Saint Antoine au Pied de Cochon, à base de pied, oreille, queue et groin grillés, accompagnés de frites et de béarnaise. Je dois ici confesser à l’auteur que chaque fois que j’en ai dévorée une, j’ai été malade, la tête au fond du trône mais que je n’ai jamais pour autant renoncé à en commander, à dépiauter comme ses enfants le groin chaque fois que le hasard me conduisit dans la brasserie de Saint Eustache. Qu’importe les limites de mon anatomie, seuls le goût, l’expérience, l’ivresse et le souvenir comptent ! L’auteur dit se délecter encore des Haribo : « Si le petit Marcel était né en 1974, sa madeleine aurait été rouge friable et trempée dans du Banga. À chacun son temps perdu ». Il parle de Lipp comme d’une club auquel – au contraire de Woody Allen –  on est flattés d’appartenir, d’un mausolée d’un autre temps où il passe ses réveillons de Noël et aussi d’une académie gastronome sélecte pour laquelle il aurait vendu sa bibliothèque pour en être et se retrouver le jeudi à gloutonner en bonne compagnie. Comme je le comprends puisque je l’envie.

De cet éloge vermeille, j’aime à peu près tout, et au-delà de son goût de l’andouillette clivante et de ses parfums d’abats, ce dévoreur fasciné de cannibalisme explique avoir goûté lui aussi au  « barococo » de Greenaway et de son Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, où Elen Mirren baise dans les cuisines à deux enjambées des diatribes avinés de son sinistre morfal d’époux. Comme ce qui se mange, ce qui se regarde, se comprend doit provoquer de l’émotion, de la torpeur, des secousses. D’Orves confesse aussi son goût des Corbière, son désintérêt du Champagne, marque de tout ce qui se fête comme il se doit et donc boisson-cliché ayant perdu au fil des rots de son intérêt et de sa joie. Pour qu’une chose vaille d’être dévorée, il faut comme les abats qu’elle excite l’esprit, vous provoque, bref suscite un quelconque désir dont on se fout de la direction qu’il prendra. En lisant d’Orves, j’ai pensé à Marcel Moreau, et à ces lignes que sans doute le critique musical, d’Opéra, l’écrivain, connaît: mais je ne peux résister à faire le panégyrique de ce petit éloge par les mots d’un autre dévoreur: « Il s’agit que cette viande soit rutilante, somptueuse de sang (je méprise assez les blanches : veau et porc). Je la veux épaisse. Je l’aime débordante, énorme, drue, tendre, ardente, crue ou « bleue », hachée aussi en monticules, violente d’os, suante rouge, léchée de feu. Il m’est arrivé d’en manger au petit-déjeuner. Je recommencerai quand je serai riche. Au couteau du boucher déjà mon œil s’allume.». Devant ce bienheureux opuscule, l’oeil de tous ceux qui gourmandent la vie s’allume aussi. 

Petit éloge de la gourmandise, Nicolas d’Estienne d’Orves, éditions François Bourin