Chers amis téléspectateurs, vous croyiez avoir tout vu l’année dernière. 

Au copieux menu du spectacle, vous aviez eu…

L’humoriste Florence Foresti visiblement inspirée pour, moyennant un très substantiel cachet, désigner à la vindicte l’emblème de la « culture du viol », Roman Polanski, dont de vertueuses féministes tendance tricoteuses hurlèrent que « celui qui devait être gazé », c’était lui. Ben oui, quoi. Un « violeur », non ? (que les nazis avaient si malencontreusement raté – grâce à de braves gens ignorants, on ne leur en voudra pas, pouvaient pas savoir les pauvres, n’est-ce pas ?)

Puis le cri déchirant de la sublime Jeanne d’Arc de #Metoo, Adèle Haenel, poing levé : « La honte ! Vive la pédophilie ! », lorsque le cinéaste reçut le César du meilleur réalisateur  pour J’accuse, ce film dont la philosophe féministe Geneviève Fraisse, (ré)éducatrice de regard pour l’occasion, nous avait démontré doctement, sur France Culture qu’il était – tout comme Tess d’ailleurs –, la preuve manifeste (petit décryptage savant à l’appui) que Polanski était un violeur (pédophile, bien sûr).

Enfin l’acte héroïque : le départ spectaculaire de l’actrice au bras de Céline Sciamma, suivies de quelques autres Valeureuses, célébré le lendemain par Virginie Despentes, dans l’inoubliable tribune « On se lève on se casse ». Grâce à la philosophe Sandra Laugier, qui y a vu, excusez du peu, un « enjeu épistémologique » (?) dans un grand quotidien du soir, nous avons enfin  appris que l’Histoire était en marche. D’ailleurs Roselyne Bachelot, l’actuelle ministre de la culture, a expliqué qu’elle aussi, se serait « cassée ». Son prédécesseur insipide mais néanmoins vigilant, Frank Riester, n’avait-il pas averti ? Récompenser le réalisateur franco-polonais serait « un très mauvais signal » avait-il bravement déclaré. Heureusement que nos gardiens et protecteurs officiels des arts et des lettres ont de ces lucidités…

Vous croyiez avoir tout vu, donc, et tout compris.

Eh bien non.

Le cru 2021 a parachevé votre (notre) dressage. Adèle (absente) soit louée.

Cela en nous faisant voguer, quelle excitation !, à travers un océan d’obscénité militante – il est vrai que l’on n’imagine pas Catherine Deneuve, cette misérable complice de la « culture du viol », elle a décidément tout raté, s’exhiber les oreilles ornées d’élégants tampax usagés, comme l’a si courageusement osé la starlette Corinne Masiero, en une brillante condensation de la dénonciation de l’inceste (le manteau de Peau d’Ane, « un peu dégeu », commente Marina Foïs ) et de la misère à laquelle le Pouvoir (patriarcal bien sûr) réduit les artistes. Entre petits sachets de crottes, éloge lumineux de la coloscopie, et autres subtils traits d’esprit convoquant divers organes dont, suprême audace, on se remplit généreusement la bouche, on n’est pas puritain que diable !, on va vous en mettre plein la vue, non mais !, nous avons eu droit, quel privilège, à une leçon choisie sur l’innommable – et d’ailleurs jamais nommé, même pas Atchoum, on n’est pas si bête ! – Roman Polanski.

Soit un « humoriste » : Vincent Dedienne.

« « Les guerres passent. Seules les œuvres de la culture ne passent pas. D’où mon amour de l’art. La musique, l’architecture ne sont-elles pas les forces qui montrent le chemin à l’humanité montante ?  » Adolf Hitler » 

Il fait son petit effet, le bougre. Rires dans la salle. 

Le sketch s’enclenche.

Marina Foïs fait mine (assez mauvaise actrice) d’être choquée.

Petit dialogue édifiant sur une « citation un peu forte sur la culture », (eh oui, qui « n’est pas de Lambert Wilson », dixit l’« humoriste ») : « Monsieur Hitler ? » « Je suis très embarrassée », souffle la maîtresse de cérémonie, pas crédible hélas pour un sou.

Et voilà que peu à peu (c’est ça la pédagogie révolutionnaire) on y arrive : « Ben oui, Monsieur Hitler. C’est de la « cancel culture » ?

Étape n°1 : vous qui vous élevez contre les censures, pourquoi vous offusquez-vous que l’on prononce crânement, dans la cérémonie des Césars, une phrase aussi grandiose – de Hitler certes, un bien vilain monsieur c’est vrai – sur la culture ? Qu’est-ce donc qui vous dérange ? (d’ailleurs pas tant que ça, puisque la salle, docile et veule, ricane de si bon cœur). 

(La citation complète est d’ailleurs la suivante : «« Les guerres passent. Seules les œuvres de la culture ne passent pas. D’où mon amour de l’art. La musique, l’architecture ne sont-elles pas les forces qui montrent le chemin à l’humanité montante ? Quand j’entends du Wagner, il me semble percevoir le rythme du monde antérieur ». Woody Allen – autre nom maudit, d’un « violeur » qui plus est « incestueux » –, recyclant la fin de la citation, en révélait sarcastiquement dans une réplique de Meurtres mystérieux à Manhattan la teneur véritable, toute grandiloquence jetée aux orties : « Quand j’entends du Wagner, ça me donne envie d’envahir la Pologne ».)

Donc retenez pour commencer ceci : vous qui prétendez censurer Hitler, ne venez pas pleurer sur d’autres censures, ne nous parlez plus de cancel culture.

Fermez le ban.

Étape n°2, et pour votre gouverne, ce finale : « Donc il faut savoir séparer l’homme de l’homme politique ».

Vous la saisissez, la fine allusion ? « Séparer l’homme de l’artiste », ça vous dit quelque chose ?

Des flots de sottises ont déferlé sur ce thème, au sujet de l’auteur de J’accuse.

N’entrons pas dans ce débat si stupide.

Retenons-en ceci : d’aucuns, dont la niaise bonne volonté prétend distinguer l’œuvre –magnifique, ok –, de son auteur abominable, parfaitement aveugles à l’humanité profonde et à la subtile lucidité qui se dégage du cinéma du réalisateur de J’accuse, de Tess, de Rosemary’s baby, de Répulsion, d’un sidérant Macbeth et de Chinatown (où le protagoniste enquêteur lance cette réplique digne des Marx Brothers « on m’a accusé de tout sauf d’être innocent »), sans parler de ses délicats courts-métrages de jeunesse, ont brodé ad nauseam sur ce thème. D’autres, emmenés par la penseresse de service, Iris Brey, ont jugé qu’il fallait anathémiser l’oeuvre avec son monstrueux auteur.

Revenons au sketch pédagogique de Vincent Dedienne, à qui Marina Foïs donne pathétiquement la réplique : séparer (« Oui, à la hache ! » a-t-on pu lire sur des pancartes frénétiques contre Roman Polanski) « l’homme » (Hitler, si profondément sensible à l’art, on vous le montre) de « l’homme politique » ? Vous ne voulez pas vous livrer à cette exquise chirurgie ? Parce que Hitler est Hitler ? 

Sous-texte : sous Hitler, Polanski. Points de bascule de l’une à l’autre figure : la (ridicule) phrase de Hitler sur l’art ; la monstruosité (donnée pour commune). 

Un an après, donc, fin de la leçon. 

En 2020, Polanski « devait être gazé ».

En 2021 : Polanski – innommé – = Hitler.

Parfaitement logique, d’ailleurs, puisqu’on vous a également clairement expliqué (un universitaire « spécialiste » des témoignages de crimes de masse) qu’Adèle Haenel (et ses sœurs en viol, les « survivantes », selon la terminologie désormais en vigueur) = Primo Levi.

Quelqu’un a-t-il haussé un sourcil ?

Quelqu’un a-t-il crié « La    honte ! » ? 

Quelqu’un s’est-il « levé » ?

Quelqu’un s’est-il « cassé » ? 

La ministre de la culture, habituellement si volubile, a-t-elle prononcé une seule parole ?

La presse s’est-elle émue (à part une molle allusion dans un article de L’Obs, parlant de simple « blague »)?

Non.

Rires sinistres.

2021.

Le César de l’abjection partagée.