Sous l’impulsion et la direction de Boris Charmatz, vingt prestigieux danseurs se sont appropriés la Nef du Grand Palais, avant sa fermeture. C’est La Ronde, féerie de duos qui célèbrent le désir. Un spectacle à découvrir vendredi 12 mars sur France 5, auquel Transfuge a pu assister, en réalité. 

Pieds nus, ils dansent sur le sol glacé. Les duos s’enchaînent sous les reflets de la neige parisienne. A deux, ils s’offrent tour à tour à la faible lumière de la verrière du Grand Palais. Du matin au soir, ils se relaient, la ronde ne doit jamais faiblir. La nuit survient, les lumières attrapent les danseurs qui s’approprient le si vaste lieu. L’un, les escaliers, l’autre, les coursives. La mesure est limpide, le défi, tenu. Les caméras tournent autour des vingt danseurs aujourd’hui présents, venus de toute l’Europe, qui pénètrent tour à tour dans cette ronde infinie de duos orchestrée par Boris Charmatz. Ils miment, par le geste, parfois la parole ou le chant, l’amour. Enfin, le corps à corps, le jeu, l’abandon, le désir ou la guerre qui nourrissent l’amour. La folie de cette Ronde, spectacle grandiose et épique demeurera sans nul doute inscrite dans l’histoire contemporaine de la danse. Et avant toute chose dans ce si sombre hiver parisien. Dans les échos infinis de cette salle, ils dansent onze heures d’affilée, face aux caméras. Un même duo ouvre et achève l’ensemble : un extrait de Herses (Une lente introduction, 1997), l’un des premiers spectacles de Boris Charmatz qu’il interprète en ouverture avec Johanna Elise Lemke, jeune danseuse allemande, et en clôture, avec Emmanuelle Huynh, sa partenaire de longue date. Ainsi, la rondedès qu’elle s’achève reprend, structure circulaire empruntée à ce roman de Schnitzler qui scandalisa Vienne il y a un siècle pour cette succession de récits de couples qui se désirent parfois de manière très crue. Il y a un principe forcené et saisissant dans ce spectacle voulu par Boris Charmatz en pleine pandémie. Car pour danser dans cette aire glacée, pour danser à l’heure où plus personne ne danse, pour danser sans public, pour danser démasqués, pour danser dans un tel silence, il faut sans doute une réserve de force et de folie intacte. Boris Charmatz me disait deux jours plus tôt, « nous mettrons tous au moins dix jours pour nous en remettre ». Je n’ai aucun doute là-dessus, mais aujourd’hui, jour d’enregistrement, 16 janvier triomphant, aucun danseur ne laisse voir la moindre faiblesse. Un show must go on viscéral les anime. Le mot « nef » est sur toutes les lèvres pour désigner ce lieu sous la verrière, immense bateau échoué au bord de la Seine. Nous sommes dans la nef des fous.

C’est danser le temps imparti par le couvre-feu, c’est danser quoi qu’il arrive.  

Le goût de l’aventure

Deux jours plus tôt, au terme d’une des dernières répétitions, Boris Charmatz m’accueillait, épuisé, dans la cantine aménagée pour les danseurs dans le Grand PalaisAutour de nous, les danseurs de tous âges, emmitouflés dans des anoraks, partageaient un repas chaud après des heures de danse dans le palais glacé. Ces danseurs comptent parmi les plus célèbres : François Chaignaud, Salia Sanou, Raphaëlle Delaunay, Emmanuelle Huynh, Letizia Galloni et Axel Ibot de l’Opéra de Paris ou l’actrice et performeuse Marlène Salada en sont. Et, celle que chacun guette, Anne Teresa De Keersmaeker, pythie silencieuse de cette compagnie improvisée, dîne avec tous. Boris Charmatz m’assure qu’ils ont accepté sans hésiter. Difficile à croire, tant dans ce spectacle, chacun se met en jeu. C’est justement cela, m’explique le chorégraphe qui les a attirés, « ce sont des artistes qui ont le goût de l’aventure. Et puis qui ne rêve pas de danser au Grand Palais ? » Ils ont donc relevé le pari fou de Charmatz : former un duo, familier ou éphémère, le temps d’un spectacle, sans public. L’assistante de Charmatz, Magalie Caillet-Gajan, s’en amuse, « il y a des duos très fragiles c’est sûr, certains se sont rencontrés il y a trois jours. Mais pendant ces trois jours, les choses ont évolué très, très vite, on a pris des options radicales, pour sortir du cercle des spectateurs, on a choisi de se servir de l’immensité architecturale. L’urgence fragilise certains duos, mais elle permet aussi de créer des choses très inattendues, et ça donne un sentiment d’ouverture pas possible, cette idée de faire se côtoyer des duos mythiques comme Forsythe, comme le Bolero, comme Fase, et des choses complètement brutes ». C’est en effet cette variété, et son effet de surprise, qui fait la singularité de cette Ronde. Charmatz n’avait pas pourtant imaginé au départ, dans la nef, ces duos. Il était parti même de l’idée radicalement inverse. Ce haut danseur à visage d’éternel jeune homme nous le raconte, avec dans la voix, la légère usure de celui qui a mille fois dû réinventer l’ensemble : « on voulait faire une tempête, quatre cents danseurs qui arrivent dans tous les sens. Ils avaient travaillé tout l’automne, et ils accomplissaient sans le savoir tout ce qui allait être absolument interdit en temps de covid. On a donc inventé un projet inverse. Depuis longtemps je voulais travailler sur Schnitzler, La Ronde. Je me suis dit, si on ne peut pas faire immense, on fera minuscule, dans ce lieu, soit il faut être quatre cent, soit il faut être un ou deux, seuls dans Paris, dans les lumières de la ville. Evidemment, nous espérions cinq mille personnes autour de chaque duo. ». Boris Charmatz reconnaît avoir passé un douloureux moment, « c’est même pas le deuil du public, c’est le deuil de l’évènement de clôture du Grand Palais, ce devait être un évènement symbolique, tout le monde devait venir voir ce lieu une dernière fois. »

Mais le principe, lui, n’est pas altéré. Et s’ils dansent pour un public, ce sera celui de la télévision, « demeure l’idée d’une chaîne humaine, nous sommes tous liés les uns aux autres.»

Montagnes russes

Et nous voici donc lancés, trois heures durant pour une boucle, dans un cheminement baroque. Nous entrons par un superbe duo où se mêlent les corps massifs et délicats de Charmatz et Lemke, puis, au gré d’une transition très réussie, glissons ensuite dans les jappements doux et barbares de deux femmes qui s’affrontent. Johanna Elisa Lemke alterne avec brio ces deux duos très techniques, avant de retrouver, à la fin de l’ensemble, Emanuelle Huynh pour une reprise du premier duo. La jeune berlinoise reconnaît avoir longtemps travaillé, « J’ai été très touchée et honorée de danser avec Boris, et d’ouvrir ainsi la ronde des danses…C’était d’autant plus intéressant de reprendre le même duo avec Emmanuelle, d’alterner les mouvements d’un corps d’homme à un corps de femme, nous avons détaillé le travail, à la manière d’un puzzle, c’était très riche comme travail. » Le spectacle repose sur ces transitions, chacune différente, permettant à un nouveau danseur d’entrer en scène, par le fond, sur le côté, les entrées alternent offrant à chaque fois une nouvelle impulsion, un décalage salutaire dans la succession des duos. Mais à chaque interprète d’assumer cette métamorphose. Marlène Salada, elle, arrive en trombe, et doit passer avec humour d’une scène de vaudeville, empruntée à Schnitzler, « le jeune homme et la jeune femme »,  au cours de laquelle Salada essaie, par tous les moyens et en vain, de relancer la libido de Leysen, à un duo de danse comico-érotique avec l’américain Frank Willens, dont elle nous parle en dînant, « on voulait faire dirty dancing, mais on ne peut pas payer les droits de la chorégraphie, de 65 000 euros, on a donc gardé l’esprit, en un peu plus dirty… Mais c’est aussi dirty dans le théâtre, entre le jeune homme et la jeune femme, c’est une satire bourgeoise, ils se rencontrent, elle feint de ne pas vouloir, alors qu’elle n’attend que ça, lui parle d’amour, alors qu’il ne veut que la sauter. Nous sommes au cœur de la comédie dans les deux. ». Chacun, on le voit, définit à sa manière le lien qui unit les deux duos qu’ils incarnent. 

Dans La Ronde de Schnitzler, les couples se transmettent la syphilis les uns les autres, nous y sommes. 

 Boris Charmatz reconnaît qu’il a cherché cette extrême variété : « ça fait l’effet de montagnes russes, la succession des duos de mon travail, des duos iconiques, comme l’extrait de In the Middle, Somewhat Elevated de William Forsythe par les danseurs de l’Opéra de Paris ou Fase de Keersmaeker par elle-même, on a joué aussi avec des références aux comédies musicales, mais aussi nous voulions du classique, notamment avec Letizia Galloni, avec qui je travaille souvent, qui fait Don Quichotte. J’avais aussi envie de travailler sur l’imaginaire d’Amour d’Haneke, la scène où l’un des amants étouffe l’autre. Et puis il y a le rêve de cette rencontre, Salia Sanou, François Chaignaud. » François Chaignaud jaillit de l’escalier dans un costume de fou médiéval et commence à chanter, d’un fond grégorien, quand Salia Sanou lui répond, de chants burkinabés, leurs deux corps s’unissant et se poursuivant, et le tout semble aller de soi. Car c’est là l’effet hypnotisant de cette Ronde, les duos les plus antagonistes semblent se répondre. 

Intimité

« Dans La Ronde de Schnitzler, nous raconte Boris Charmatz, les couples se transmettent la syphilis les uns les autres, nous y sommes. Le désir, et potentiellement le virus circulent de la même manière. Enfin, je vous rassure nous sommes testés tous les jours ! Après le confinement, je me suis dit qu’il y avait un problème d’intimité qui s’installait. On ne peut plus se rencontrer, on ne peut plus s’aimer, on ne peut plus danser. La distance sociale, c’est traditionnellement tout ce que la danse cherche à abolir. »L’esprit de Schnitzler, de sa plongée dans les abîmes de la psyché humaine, de notre besoin frénétique d’amour, plane sur ce spectacle, à chaque instant. Jusqu’au moment culminant : ATDK comme tant l’appellent, enclenche Fase. Le morceau devenu mythique de Reich résonne dans notre nef, et la légère silhouette de la chorégraphe et danseuse Keersmaeker entre en scène. Elle qui danse désormais si peu en public a accepté d’interpréter ce premier spectacle qui l’a fait connaître, ces mouvements qui ont révolutionné la danse contemporaine en 1982, d’une jeune belge vivant à New York qui eut la surprenante et lumineuse idée d’écrire une chorégraphie symétrique et d’une étrange perfection, sur la musique de Steve Reich. En répétitions, ATDK, ne cessait de répéter dans un coin de la nef. Ce jour de représentation, elle instaure une rupture dans l’ensemble, le silence de la légende. Cette dizaine de minutes de Fase, qu’elle danse avec la jeune Soa Ratsifandrihana contribueront aussi à faire entrer cette Ronde dans l’inoubliable. Mais ATDK ne quitte pas les lieux à la fin de la musique, elle enchaîne sur un duo extrêmement délicat avec Boris Charmatz, une superbe relecture de Partitia 2, l’une de ses récentes variations sur Bach. Boris Charmatz, qui s’est donc donné corps et âme à cette Ronde nous quitte sur ces mots. « Normalement, on devait danser toute une nuit, parce qu’il était question du désir. Désormais nous dansons pour les caméras. Mais là, c’est danser le temps imparti par le couvre-feu, c’est danser quoi qu’il arrive. Aurions-nous dansé sans les caméras ? Peut-être, oui, que nous l’aurions fait seuls, les vingt danseurs se regardant les uns les autres, juste pour nous-mêmes. » Douce et dernière folie de ne pas abandonner la possibilité de danser.

La Ronde, Boris Charmatz, diffusion vendredi 12 mars sur France 5 à 20h50