Une stimulante expo, au Centre culturel suisse, pour nous dessiller un peu les yeux sur le « cloud » informatique. Qui n’est pas un petit nuage innocent…

A retrouver sur la chaine Twitch du Centre culturel suisse, et sur rdv pour les professionnel.les jusqu’au 14 avril!

Une petite remarque doucement anachronique, comme une traînée de fumée d’avant-hier dans le ciel faussement immaculé de notre hyper-modernité – mais le cloud, cette zone polymorphe, proliférante, toujours déjà là mais dérobée aux sens, comme le Royaume de l’Evangile, n’ignore-t-il pas résolument le temps, concentrant toutes les traces de notre passé dans un même brouillard de données ? Une remarque anachronique, donc, qui atteste autant l’ironie que la continuité paradoxale de l’Histoire : représenter le cloud, pour les plasticiens qu’agrègent, à la façon, justement d’un cloud artistique, cette exposition qui est moins une bulle éthérée qu’une caisse de résonance toute vibrante de nos inquiétudes et de nos éthos contemporains, c’est reposer une très vieille question, à la croisée de la théologie et de l’esthétique. C’est se demander comment figurer l’infigurable, comment matérialiser l’invisible.

Aux nuées et aux nimbes des voûtes et des fresques de la dévotion d’antan succède ici le double écran de télévision, comme le recto-verso d’un flux continu de data, de Marc Lee (Political Campaigns – Battle of Opinion on Social Media) où tweets, messages Instagram, se succèdent, fragments effilochés de l’immense nébuleuse de la sphère de l’opinion. Le cloud c’est alors le nuage atomique des réactions et des commentaires, ce bombardement incessant de particules auxquels nous sommes exposés en permanence. Là, dans le cube de verre d’un terrarium, c’est l’iPhone du collectif Fragmentin (Your phone needs to cool down), qui reproduit, dans une démarche expérimentale à la lisière du labo et de l’installation, les températures du réchauffement climatique et donne à voir les effets de cette poussée thermique sur la machine-prothèse de notre quotidien. Ailleurs, c’est l’installation de Yein Lee, avec les lianes noires de ces câbles et sa boursouflure de silicone (Atmospheric Trouble). Car les objets hyper-connectés, trompeusement réduits par leurs lignes minimalistes à une existence matérielle négligeable, qui entretiennent et font gonfler le cloud, ne sont pas de purs êtres de raison : coques de plastique, composants métalliques, le « hardware », rappellent ces artistes est aussi vulnérable que délétère, laissant derrière lui des nuées de détritus – les câbles hors d’usage qui assurent, très concrètement, la circulation des données –, pâtissant des variations thermiques dont il est lui-même responsable, car il faut bien les produire, ces coques, ces composants, ces câbles… Ailleurs encore, en surimpression sur une plaque de verre, comme prêt à flotter sur les nuances à peine perceptibles d’un papier peint, c’est le flocon d’un nuage (Christiane Peschek, Velvet Fields). Car le cloud n’est pas seulement une réalité bien problématique en soi avec sa fausse immatérialité, il n’est pas uniquement une image commode pour décrire l’essaim toujours bourdonnant de l’information – il est aussi un mot et, en tant que tel, installé lui-même au cœur ou à la périphérie de son propre cloud sémantique, dans son champ de force lexical d’associations d’autres mots, d’autres images. Et voilà que devant l’installation de Christiane Peschek, on se prend à songer à l’art du voilement atmosphérique de Turner ou du Lorrain… 

Revenons à notre question initiale, qui ne s’est pas perdue dans les vapeurs des nuages. Représenter le cloud, suggère l’exposition, c’est aussi bien en décliner toutes les harmoniques – de l’espace de stockage au paradigme imagé de tous nos réseaux – qu’en envisager toutes les dimensions : politique, avec la nuée des opinions, écologique, imaginaire… « Le cloud existe, je l’ai vu », pourra-t-on se dire en sortant de Stormy Weather.

Exposition Stormy Weather, Centre culturel suisse, jusqu’au 14 avril https://ccsparis.com/event/stormy-weather