Nouvelle figure de la mise en scène lyrique, Lotte de Beer signe une singulière Aida, au cœur des débats postcoloniaux de notre époque. L’opéra à la somptueuse distribution (Jonas Kauffmann, Ludovic Tézier, Sondra Radvanovsky…) sera retransmis sur Arte Concert ce soir, jeudi 18 février, puis sur Arte le 21 février. Incontournable en 2021, Lotte de Beer ouvrira aussi le festival d’Aix-en-Provence avec les Noces de Figaro. Portrait.

Lotte de Beer n’a pas froid aux yeux. Monter Aida en pleine crise sanitaire mondiale, dans un opéra fermé depuis plus d’un an – souvenons-nous que les grèves ont contraint Bastille à annuler ses spectacles dès décembre 2019-, et au cœur du débat sur la diversité à l’opéra, nécessite une audace certaine et des ressources de constance. Et ce, alors que la jeune Néerlandaise inaugurait sa première collaboration avec l’Opéra de Paris. Lotte de Beer qui me fait face ce jour de février, au lendemain de la générale, sourit de ma question sur ce délicat contexte : son visage raconte assez l’épuisement des semaines de répétition. Semaines qui n’ont pas été exemptes de tensions, je le comprends, avec les chanteurs notamment. Car la distribution imposait pour le moins une forte exigence : Jonas Kauffmann, Ludovic Tézier, ou l’exceptionnelle Sondra Radvanovsky en Aida. Mais Lotte de Beer, quarante ans, n’affronte pas là sa première bataille, et sans doute pas sa dernière. Se faire un nom dans la mise en scène lyrique nécessite une assurance forte, et suggérons-le, un véritable art de la diplomatie. Lotte de Beer qui a fait sa carrière aux Pays-Bas et en Allemagne, sous la houlette notamment de Pierre Audi, était bien consciente qu’en arrivant à Paris et en proposant un projet complexe comme l’est sa mise en scène d’Aida, la tâche serait difficile. Car Aida s’avère pour un metteur en scène autant une chance qu’un piège. Une merveille lyrique qui permet de toucher un vaste public, une épopée sentimentale et grandiose comme seul Verdi peut les mettre en musique, offrant l’un des plus beaux personnages d’exilés que l’opéra ait pu engendrer : Aida, la princesse éthiopienne qui chante la perte de son pays, Aida qui chante sa propre perte dans l’amour impossible. Au cœur de cette vision noire des destinées humaines, où la guerre règne en maître, Aida rayonne. Rarement les situations historiques et intimes d’un personnage se croisent aussi puissammentMais Aida, c’est aussi une œuvre qui prête à polémique, on ne peut plus ces dernières années. Conçue pour être créé au Caire, pour l’inauguration du Canal de Suez, Aida a tout du grand drame légèrement kitsch comme les aimait Verdi, qui ne se passionnait pas pour la cohérence historique. Longtemps, les chanteuses incarnant Aida se noircissaient la peau sans scrupule. On se souvient de la dernière création d’Aida avant l’arrivée de la tornade covidienne : au MET, Anna Netbreko apparaissait bronzée sur les photos de répétition, était-ce pour faire plus princesse « éthiopienne », ou comme elle le jurait, une conséquence d’une promenade dans Central Park ? Les réseaux sociaux s’étaient enflammés. Et en 2016, des étudiants de l’université de Bristol avaient dû annuler une mise en scène de la comédie musicale d’Elton John, adaptée de l’opéra, sous les critiques d’ « appropriation culturelle » que l’opéra de Verdi dût essuyer. Olivier Py en 2013, choisissait de transposer l’opéra à l’époque du Risorgimento, un moyen d’échapper à cette question. Ce fut la dernière mise en scène de l’opéra de Verdi à Paris. C’est dire comme dans le contexte actuel qui place l’Opéra de Paris, et le patrimoine classique, au centre du débat sur la diversité dans la culture, Aida est devenue à bien des égards redoutable. 

Lotte de Beer s’en amuse, suggérant que Stéphane Lissner avait dû essuyer quelques refus avant de penser à elle. Mais, comme elle me le dit avec beaucoup de naturel : « l’opéra est toujours le dernier domaine à être touché par les grandes questions de société. Or, je crois que c’est une chance que ces questions politiques, inconfortables, se présentent à nous. » Sur cette Aida, elle précise « c’est bizarre de parler de la couleur de peau des chanteurs, mais je dois reconnaître que j’étais déçue qu’il n’y ait pas plus de chanteurs noirs dans la distribution. Ceci dit, cela nous a permis d’inventer ». 

Le regard blanc

Lotte de Beer affectionne Aida depuis longtemps. Elle qui se définit comme une « metteure en scène verdienne » a déjà mis en scène Falstaff, La Traviata, Hernani. « J’admire ses grands coups de pinceaux, et cette manière de créer des personnages si puissants qu’ils pourraient être mille ». Pour préparer cet opéra, elle choisit de le considérer pour ce qu’il est : une œuvre conçue dans un imaginaire colonial. Le décor est choisi : pas question de se plonger dans l’Antiquité rêvée par Verdi, nous n’y verrons aucun pharaon à sceptre, puisque nous sommes invités dans un musée colonial. Ce choix annonce d’emblée un espace où il s’agit autant de raconter la tragédie d’Aida et de l’homme qu’elle aime, que de nous placer face aux clichés de l’histoire occidentale, ce que Lotte de Beer désigne comme « le regard blanc » porté sur l’histoire, particulièrement de cette région du monde. « Nous sommes à une époque où nous, Occidentaux, commençons à comprendre la part obscure de nos œuvres, la part obscure de notre manière de faire spectacle, le blackface par exemple, et le regard absolument blanc que nous portons sur l’histoire. Dans Aida, qui est une œuvre que j’aime particulièrement, Verdi emprunte à l’orientalisme quelques thèmes musicaux, d’une manière qu’on qualifierait aujourd’hui d’appropriation. Aussi immense compositeur qu’il soit, cette manière qu’il a eu d’insérer des « clichés » de musique orientale dans sa propre musique, ne pourrait être acceptée aujourd’hui. Je me suis dit qu’il me fallait donc mettre en scène l’intrigue de l’opéra, mais aussi l’histoire de l’opéra en tant qu’œuvre. »

L’autre Aida

Dans ce musée, au deuxième acte, en lieu et place du ballet présenté au roi dit « la danse des petits esclaves maures », se succèdent une série de « tableaux vivants » qui représentent quelques images fondatrices de notre vision collective de l’histoire : Marianne guidant le peuple, la photo des soldats américains plantant le drapeau à Iwo Jima… Deuxième signe fort, demander au chanteur Soloman Howard d’endosser le rôle du roi, superbe basse afro-américain. Mais demeurait le « problème Aida ». Sondra Radvanovsky a beau être l’une des plus grandes verdiennes vivantes, et elle ne dément en rien sa réputation sur scène, elle demeure une canadienne blanche. Lotte de Beer, accompagnée de l’artiste visuelle zimbabwéenne Virginia Chihota, crée alors une autre Aida. Une figure muette, mais omniprésente sur le vaste plateau de Bastille : une marionnette. De la taille d’un enfant de dix ans, animée par trois manipulateurs non masqués, cette marionnette est une effigie d’une esclave éthiopienne telle que la conçoit Virginia Chihota. S’il n’est pas évident pour le spectateur du premier balcon que j’étais d’apercevoir les traits précis de la marionnette, la caméra permettra sans nul doute au spectateur de se faire une idée au plus juste de ce double animé de la chanteuse. Car l’une et l’autre, femme et poupée, apparaissent ensemble sur scène, Sondra Radvanovsky habillée en noir, comme les manipulateurs, livre un écho physique à la créature aux gestes saccadés dans un délicat duo, dont Lotte de Beer m’explique la genèse : « Le vrai défi était de demander aux chanteurs habitués à disposer de leurs corps sur scène de travailler collectivement avec l’équipe de marionnettes. C’était d’autant plus difficile que nous n’avons pas pu travailler tout de suite avec le casting final, nous avons travaillé avec quatre Aïda. L’idéal aurait été de travailler tout de suite avec la chanteuse et non qu’elle arrive après plusieurs semaines de répétitions de la marionnette. Et Sondra y est parvenue avec talent ». 

C’est une métaphore de l’histoire de l’Occident, une majorité qui se sacrifie pour le bien-être d’une minorité .

Cette présence de la marionnette insuffle une étrangeté à ce spectacle de facture apparemment classique, puisque les autres personnages sont habillés à la manière du XIXe. De ce décalage, Lotte de Beer a fait son style, « si je voulais être négative sur mon travail, je dirais que je suis trop classique pour les avant-gardes, et trop avant-gardiste pour les classiques, mais en vérité, j’essaie d’utiliser l’esthétique comme Cheval de Troie. Le public de l’opéra se retrouve dans le classicisme mais est interpellé par ce qui s’y niche. »

D’acte en acte, la marionnette va d’ailleurs se démultiplier, jusqu’à la scène finale, mythique duo d’amour, que Lotte de Beer a choisi de placer dans le Canal de Suez, parmi les poupées mortes, signant la portée politique de cette mise en scène : « Je pensais à tous ces gens morts pour que le Canal de Suez achemine des marchandises vers l’Ouest. C’est une métaphore de l’histoire de l’Occident, une majorité qui se sacrifie pour le bien-être d’une minorité ». 

Pouvoir et sexe

Dans quelques mois, Lotte de Beer reviendra en France ouvrir le Festival d’Aix en Provence avec une mise en scène des Noces de Figaro. Là aussi, la jeune femme aimerait que l’opéra devienne une chambre d’échos de notre inconscient collectif, un cheval de Troie se ruant dans les débats les plus brûlants de nos sociétés, ainsi #Metoo : « Je me souviens d’un dîner où le sujet #Metoo avait été lancé, il y avait des gens de tous âges et de toutes nationalités, et chacun réagissait à sa façon, l’un se plaignait de l’abus des féministes, l’autre s’en fichait, la troisième s’outrageait en pleurant et je me suis dit qu’il fallait faire vivre dans l’opéra toutes ces perspectives. Nous allons donc passer de la Commedia Dell’arte, du point de vue du comte, au grotesque, selon le point de vue de Suzanna, au réalisme de la comtesse, jusqu’au quatrième acte qui est une véritable utopie féministe…». À ceux qui avanceraient que l’opéra de Mozart n’en demandait pas tant, écrit au XVIIIe siècle, soit quelques années avant l’affaire Weinstein, Lotte de Beer a préparé sa réponse, « Les Noces de Figaro portent essentiellement sur le pouvoir et le sexe. Et Mozart l’a voulu ainsi, à l’époque de la Révolution française, il savait qu’il écrivait un opéra politique. » Bien sûr, se lancer ainsi dans une relecture fondamentale des œuvres implique aussi de se poser des questions dérangeantes, mais c’est justement dans ces lieux de non-unanimité que Lotte de Beer rêve que l’opéra se développe, et s’érige à l’avenir, « se poser ces questions sociétales, c’est une manière de parler aussi de l’abus de pouvoir dans ce système très vertical, du rôle des femmes, de la relation avec le public ou de la question de l’obsolescence de certains livrets, parfois datés, et de la possibilité de les réécrire ». Bref, ne pas contourner l’obstacle, mais le prendre de face, avec l’intrépidité d’un Cheval de Troie très en phase avec son époque, voilà peut-être la manière qu’a Lotte de Beer, l’intrépide, d’inventer son style. 

Aida, à découvrir en ligne en suivant ce lien:

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