C’est un des très grands peintres américains du moment : Marcus Jansen expose chez Almine Rech. Occasion idéale pour retracer une vie riche en péripéties.

Les tableaux de Marcus Jansen happent le regard, l’absorbent dans un enchevêtrement de coulures et de couleurs, l’égarent dans des superpositions de plans brisés. Esthétique du bris, de la mosaïque disloquée que des tronçons de traits viennent armer – comme on parle de béton armé. Peinture de la dévastation urbaine, vues de villes épaves convulsées par des combats dont l’écho persiste : le peintre, né en 1968, s’est fait le chroniqueur visuel de notre modernité meurtrie par la violence. Sa nouvelle expo, chez sa galeriste, Almine Rech détache les corps, les met sur le devant de la toile – mais les anatomies sont mutilées (Crippled Chef s’intitule éloquemment un tableau), les visages dissous dans un halo ectoplasmique, et la violence se mord la queue : ces hommes, qui posent, anachroniquement costumés, comme sur les portraits solennels, héroïsés, des puissants d’il y a deux, trois siècles, sont, justement, des puissants. Les fauteurs des désastres, les tenants tyranniques de l’autorité. « Des figures hybrides du pouvoir, commente Marcus Jansen, entre le businessman moderne et la période coloniale de l’histoire américaine. Pour certains Américains ce sont des héros mais nous ne les voyons pas tous ainsi. Les descendants des Amérindiens ou des Africains, les femmes ou d’autres minorités luttent encore pour les droits civiques et l’équité dans la Constitution actuelle.» La brutalité des Power Structures (le titre de l’expo), la colère qu’elles suscitent, ne font pourtant jamais imploser l’œuvre. C’est le grand art de Marcus Jansen : faire tenir, et tenir, au point même de la plus grande rupture.

Rauschenberg en Allemagne

Mais Jansen a toujours résorbé les lignes de failles. Culturelles, d’abord : mère jamaïcaine, père allemand, « né dans le melting-pot du Bronx, la diversité culturelle était la norme pour moi ». Est-ce à son père, businessman mais l’esprit critique affûté par un diplôme d’histoire, que Marcus doit une conscience politique à vif, toujours en éveil ? Il invoque plutôt son « expérience personnelle, celle d’un enfant de couleur vivant en Allemagne. » Car, à huit ans, le tout jeune Marcus suit son père en Europe, et c’est la fracture douloureuse de la discrimination raciale qu’il lui faut « combattre ». Ce qui n’empêche pas le jeune New-Yorkais de s’immerger dans la culture de l’Ancien Monde : « les premiers voyages qu’on a faits avec mon père, c’était pour aller à Paris et à douze ans j’ai découvert le Louvre et les autres musées. » Bref, si déchirure culturelle il y a en Allemagne, pas de déchirure avec la culture. Rien d’étonnant dès lors si, lorsque je hasarde une comparaison entre une toile comme Displaced, qu’on verra à l’expo, et le malaise spatial engendré par les compositions d’Yves Tanguy ou de Dali, il reconnaît que son œuvre « peut être vue comme un prolongement du point où le XXe siècle s’est arrêté ».

 Peindre est toujours un acte de guerre , mais une guerre qui prend sa source  dans l’intériorité du peintre et qui se projette sur la toile pour d’autres combats intellectuels et spirituels. 

Mais Jansen n’est ni un héritier ni, encore moins !, un épigone : chez lui, l’art du XXe siècle se conjugue au présent du XXIe siècle, et les influences sont plutôt des reconnaissances, des miroirs. Témoin l’illumination de ses quatorze ans : « je tombe sur un catalogue de Rauschenberg dans une gare, en Allemagne. La couverture était frappante, dorée, avec de grosses lettres blanches qui épelaient RAUSCHENBERG. Ca me rappelait l’atmosphère urbaine de New York, son âpreté. » New York, justement : le jeune expatrié y revient fréquemment, et n’est pas indifférent à l’électricité créatrice du street art : « la première fois que je suis revenu, c’était en 1982, au paroxysme de l’explosion du graffiti et cet esprit de rébellion m’attirait. » Un peu plus tard, à dix-sept ans, il rencontre le graffeur WEST : « j’ai été impressionné par tous les carnets et les esquisses qu’il m’a montrés, sans compter toutes les photos de la ligne 1 à laquelle son nom était associé. Ça a changé ma vie, l’art est devenu ma priorité. » Les toiles d’aujourd’hui, qui évoquent parfois Basquiat, portent encore cette empreinte, je pense à ce WALLS tracé comme à la diable sur Walls, et Marcus précise qu’il peint encore à la bombe, aux côtés d’autres techniques plus traditionnelles. Et puisqu’on est sur le chapitre de la technique, il m’explique que, s’il a recours aux peintures laquées, celles de l’Action painting des années cinquante, c’est parce qu’il a été apprenti peintre en bâtiment après un an d’études de graphisme en Allemagne, où il n’a appris qu’une chose : « je voulais être libéré de l’école et qu’on ne me dise pas ce que j’avais à faire. »

Guerre et peinture

Mais c’est peut-être 1 989 la grande ligne de démarcation dans la vie de Marcus : il s’engage dans l’US Army, un choix de carrière qui, pensait-il, pourrait lui offrir « discipline et structure ». Tout va très vite, et le voilà qui participe à l’opération Tempête du Désert. Bilan : « beaucoup de questions et de déceptions, et un diagnostic de stress post-traumatique ». Mais il y a aussi les vertus réparatrices de l’art, « qui, lors de séances de thérapie, est devenu un moyen d’explorer et d’exprimer mes sentiments. C’est alors que j’ai pris conscience que je pourrais me remettre à peindre sérieusement. » Mais chez Marcus rien n’est jamais univoque et les années sous le drapeau « m’ont apporté la persévérance nécessaire pour affronter le monde si complexe de l’art. » Pour celui qui aime à citer Picasso, selon qui la peinture « est un instrument de guerre», l’art était « une autre façon de m’engager » : « peindre est toujours un acte de guerre », mais une guerre qui prend sa source « dans l’intériorité du peintre et qui se projette sur la toile pour d’autres combats intellectuels et spirituels. »

De retour à New York c’est la rue, ou plus exactement un coin de rue, l’angle de prince Street et de Broadway, où Marcus vend ses peintures. Il garde de bons souvenirs de cette période, qui était « fun », et c’est là qu’il croise ses premiers acheteurs, dont l’acteur John Ortiz, qui tournait alors un film avec Julian Schnabel à Manhattan en 1999. En 2001, c’est Richard Beavers, qui allait plus tard devenir un des grands galeristes afro-américains, qui lui achète des œuvres et en 2003, c’est Ford qui lui passe une importante commande. Plus tard encore, c’est le fameux commissaire Jerome A. Donson, qui a fait découvrir dans les années soixante l’Action Painting à l’Europe, qui salue Marcus Jansen. La reconnaissance, le succès, oui, mais rien ne vient diluer l’acuité douloureuse de ses toiles. Marcus Jansen tient les deux – et sans doute est-ce le propre des grands artistes.

Exposition Marcus Jansen, Power Structures, Almine Rech, jusqu’au 27 février.

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