L’artiste new yorkais Tom Sachs s’est fait connaître, entre autres, par sa guillotine griffée Chanel, ses Macdo Hermès et ses collaborations ébouriffantes avec Nike. Cet être fascinant a échangé avec Transfuge, le temps d’une conversation revivifiante à deux cents kilomètres à l’heure.

Échanger avec un artiste américain qui se définit comme sculpteur, c’est avoir une conversation d’égal à égal. Une fois que vous êtes adoubé, vous faites partie du Studio Sachs, enfin vous le laisse-t-il croire… Provocateur, comme on le dit souvent ? Cet héritier de Duchamp ne le pense pas, tout au plus admet-il être à la fois horrifié et fasciné, par l’univers de la surconsommation, ce qui rend d’autant plus intrigant son discours ambigu. Tom Sachs prend son oeuvre (dont on peut découvrir les toutes dernières créations chez Thaddaeus Ropac), avec tout le sérieux d’un honnête artisan formé à la menuiserie et aux métiers de la main. Car cet homme malicieux me l’assure : son épiphanie a eu lieu à l’époque où il était payé pour nettoyer des toilettes d’entreprises. Un job dont il s’acquittait avec un extrême professionnalisme. De là vient son obsession du travail bien fait, même si sa marque de fabrique reste l’imperfection comme pied de nez adressé au monde de la tech obsédé par la conquête de sommets glacés où les traces d’une humanité intuitive et fragile sont peu à peu rabotées.

Pourquoi portez-vous souvent une cravate lorsque vous êtes en représentation ?

Votre question est intéressante. C’est une façon de dire : ce que le studio et moi-même réalisons est sérieux. La cravate est un uniforme et cela montre notre attachement à ce que nous faisons, où il ne s’agit pas tant d’art que d’échange d’informations et des valeurs que nous partageons dans les projets que nous réalisons. Aujourd’hui l’uniforme du type travaillant dans le monde de l’art se compose d’un jean, d’une chemise déboutonnée et d’une paire de sneakers griffées. C’est un incroyable abâtardissement de l’élégance vestimentaire. Je me souviens avoir mis une cravate pour mon premier rendez-vous chez Nike, il y a dix ans, et tout le monde me regardait comme si j’étais un horrible infiltré de la CIA, car même le PDG s’habillait cool genre mec de la Silicone Valley. À mon arrivée, quelqu’un m’a même lancé : « Êtes-vous un représentant de commerce de Cleveland venu nous vendre du plastique ?” Cela reste le moment le plus mortifiant de mon existence, ce qui ne m’empêche pas de continuer à porter une cravate quand j’en ai envie.

Dans le processus de préparation de l’entretien il m’a été demandé par votre équipe de regarder la vidéo intitulée Ten Bullets (Dix balles), les Dix commandements de votre studio. Pourquoi cette exigence ?

Visionner ce petit film jusqu’au bout signifie que vous faites maintenant partie de l’équipe parce que votre travail est de faire partager mon discours à vos lecteurs même si je revendique une autonomie totale par rapport à toute exégèse savante. Ten Bullets est un discours d’endoctrinement destiné à mes équipes et à moi-même mais aussi à tous ceux qui sont vraiment intéressés par notre démarche.

Cela rend mon travail plus intéressant que votre iPhone dont la perfection apparente ne permet pas d’observer des traces de sa réalisation.

La vidéo fait référence au Héros aux mille visages, l’ouvrage de mythologie comparée de Joseph Campbell dans lequel il démontre que tout héros antique obéit à un schéma narratif commun : le voyage, le combat, la victoire et le retour triomphal en surhomme. Cela signifie-t-il pour vous que l’artiste suit le même cheminement ?

Oui, j’aime le voyage du héros que l’on retrouve chez Homère. Cette quête universelle se retrouve à tout niveau, quoique vous fassiez dans la vie. Je suis un disciple de Joseph Campbell en ce sens que je pense que le voyage d’Ulysse n’est pas différent du cheminement de l’artiste dans son processus artistique. La chose la plus importante à retenir sur l’art, c’est que c’est une lutte qui vous fait passer par différentes étapes dans la réalisation d’une œuvre d’art et cette formule ne disparaît jamais.

Le processus est donc aussi important que le résultat ?

Le processus est tout. En tant que sculpteur, j’utilise des méthodes qui me sont gratifiantes à la fois physiquement et émotionnellement. J’aime beaucoup manipuler les matières. L’argile pour les céramiques, fabriquer des outils à la main. L’une des raisons pour lesquelles j’aime travailler la porcelaine est qu’elle possède une grande sensation tactile par rapport aux autres argiles. La sensualité est très importante. De même, lorsque je travaille avec d’autres matériaux, comme le contreplaqué, j’adore ce genre de bois et le fait que si je fais une erreur j’ai toujours la possibilité de le réparer avec de la résine, ce qui n’est pas traditionnel, mais c’est ma méthode, et cela laisse bien en évidence la trace de la réparation là où j’ai foiré, et où j’ai dû réparer. Cela rend mon travail plus intéressant que votre iPhone dont la perfection apparente ne permet pas d’observer des traces de sa réalisation.

Vous encouragez même les accidents dans le processus de création ?

Oui, à condition que ce soit authentique, que ça vienne naturellement, par un acte de paresse ou de négligence et à condition que la réparation soit élégante. J’aime que les choses s’améliorent avec l’âge. Regardez ma veste polaire. Elle a vingt ans, elle a été souvent recousue, elle est en synthétique, elle a des petits raccommodages aux bras. Je l’ai tellement recousue moi-même qu’elle fait partie de mon corps. Ma polaire et moi, nous vieillirons et mourons ensemble. (Rires)

(…)

Pourquoi avez-vous appelé Ritual, votre nouvelle exposition présentée à Paris chez Thaddaeus Ropac ?

Le spectacle -car pour moi c’est un spectacle- s’appelait à l’origine Bodega. A New York, une bodega est une épicerie de quartier ouverte 24 heures sur 24, mais celles-ci ont tendance à disparaître. La gamme de produits proposée va de la nourriture à ces choses qui peuvent servir à l’exploration de nos vices comme les préservatifs et l’alcool. Et plus secrètement les drogues… Se rendre dans une bodega, c’est obéir à un rituel immuable dans notre vie quotidienne. Une bodega est un lieu spirituel, il se crée une connection quasi divine avec des produits que nous aimons et parfois admirons. Pareilles pour les laveries automatiques, celles-ci sont comme des refuges, des endroits où les sans domicile fixe peuvent s’abriter du froid pendant un petit moment. J’aurais pu tout autant appeler cette exposition Streets, parce que les rues sont si essentielles dans nos vies. C’est toujours là que j’ai rencontré mes amis et mes petites amies, où j’ai trouvé mes matériaux pour mes sculptures. Je travaille sur cette exposition depuis de nombreuses années. Toutes les pièces exposées reflètent l’histoire de la bodega, de la culture de la rue. Les pièces de mon expo sous-tendent toutes quelque chose de fortement sexuel, avec leurs formes soit ioniques, soit phalliques qui rappellent des pénis ou des vagins. De ces objets usuels très simples, nous avons fait des sculptures. Les formes sexuées de ces œuvres sont, je l’espère, la première chose que les gens verront à la galerie. Tout a été réalisé en contreplaqué AC. Nous peignons le bois avant de le couper, pour que le visiteur puisse observer les traces de la coupe et constater que c’est bien réalisé. Les visses sont apparentes, c’est aussi voulu afin que chacun puisse observer comment la pièce a été faite. Parfois certaines des coupes sont volontairement grossières, et encore une fois c’est voulu. C’est le seul avantage que j’ai sur Apple, je ne pourrai jamais créer quelque chose d’aussi parfait que votre iPhone, mais Apple ne pourra jamais rien faire d’aussi merdique que l’une de mes sculptures. Et c’est ce qui me rend unique. C’est une chose vraiment importante à comprendre dans ma démarche. C’est même fondamental. En ce sens, personne d’autre que nous pourrait réaliser ce que nous réalisons au studio.

LES PIÈCES DE MON EXPO SOUS-TENDENT TOUTES QUELQUE CHOSE DE FORTEMENT SEXUEL.

Vous avez une prédilection pour les matériaux pauvres…

J’adore l’idée qu’un morceau de bois, de plastique ou de métal possède une vie antérieure. Lorsque j’ai commencé à faire des sculptures ici à Soho, il y a une trentaine d’années, j’avais si peu d’argent que je faisais les poubelles pour en extraire des matériaux de récupération. C’était encore un quartier populaire avec plein de petites entreprises. Cela m’a donné le goût des matériaux dits pauvres pour la réalisation de mes sculptures, ce qui m’a permis de développer un langage personnel. Quand j’utilise du contreplaqué, j’utilise un type très spécifique de contreplaqué moyen bas de gamme, le même que Frank Gehry utilise, un contreplaqué de meilleur rapport qualité-prix, c’est quelque chose que j’ai appris de lui quand j’ai travaillé un moment à ses côtés. Mais je suis plus du côté de la fabrication des choses. Je suis Q dans James Bond, le type qui fabrique les armes, les voitures. 

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Dans l’une de vos vidéos, on vous voit faire des pompes au sein même de votre studio de création tout en comparant création et sport…

Il y a beaucoup de parallèles entre les activités artistiques et sportives. Que ce soit au niveau du rituel, de la répétition des gestes, du dévouement et de l’acceptation qu’il n’y a jamais de ligne d’arrivée, qu’il n’y a jamais de fin. Une course en amène une autre. Idem pour une œuvre d’art qui en amène automatiquement une autre. Pour un artiste, il n’y a pas d’autre fin possible que la mort. Le genre d’art que je pratique est très physique, j’ai très souvent du sang sur les mains, une petite brûlure, une coupure au doigt ou de la peinture quelque part sur moi, et lorsque ce n’est pas le cas c’est que j’ai pêché en passant trop de temps sur l’ordinateur ou au téléphone (Rires). Ces petites coupures prouvent que je suis vivant, que je suis un être humain. Je passe beaucoup de temps à m’entraîner physiquement, à endurcir mon corps, je suis aussi un athlète, je fais beaucoup de musculation, je cours et je surfe. C’est mon hobby, mais c’est une manière de dire que l’art pour moi n’est pas un passe-temps agréable, c’est un combat dans lequel je me dois de rester fort, alerte et en bonne santé. Comme mon équipe.

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Dans une autre vidéo, un membre du studio dit que si vous placez la plus belle sculpture au monde à côté d’un arbre, l’arbre gagnera sans problème.

Il y a une nature organique à la sculpture. Dans une grande sculpture, toutes les parties se rapportent les unes aux autres, chaque composant a une qualité intégrée, la partie est dans le tout comme le tout est dans la partie. Mais la nature est mille fois meilleure que tout ce qui est fabriqué par l’homme, même les meilleures fibres artificielles ou les meilleurs ordinateurs qui simulent l’intelligence dans une veste n’est jamais aussi bonne que du duvet. Je reste persuadé que si l’intelligence artificielle peut fonctionner plus vite qu’un humain, elle ne le fera jamais aussi bien. Cela fonctionne très bien pour le contrôle du trafic aérien mais l’intelligence artificielle ne sera jamais dotée d’intuition qui est l’ingrédient principal de l’art. C’est pourquoi je n’ai pas peur de l’IA.

Que répondez-vous aux gens qui disent que l’art est fini, que tout a été exploré…

On le dit depuis si longtemps. Ceux qui affirment ça ont peur de ce qui les entoure, ils vivent sans passion, ils sont en colère. Il y a tellement de beauté à voir autour de nous ! Les gens qui sortent aujourd’hui ce genre d’affirmation sont persuadés que l’intelligence artificielle est la forme d’art ultime de notre temps. À ce titre, je suis plus un artiste du XXe siècle que du XXIe siècle.

Vous êtes devenu artiste parce que tout le reste vous ennuyait…

La vérité est que tout est arrivé par accident. J’ai aimé étudier et pratiqué l’architecture, le design industriel et l’ingénierie mais en même temps je restais fasciné par l’art. Il est arrivé un moment où j’ai eu plus de succès en tant qu’artiste qu’en tant qu’ingénieur, architecte ou entrepreneur en bâtiment. Je n’étais pas particulièrement doué dans ces domaines, je ne sais même pas si je le suis en tant qu’artiste mais j’ai eu des opportunités que je n’ai pas laissées filer. Si tu décides de devenir artiste, Fabrice, tu ne dois pas étudier la méthode de Tom, mais tu dois trouver la méthode de Fabrice.

Le genre d’art que je pratique est très physique, j’ai très souvent du sang sur les mains.

Est-ce vrai que vous avez survécu, jeune, comme nettoyeur de chiottes, et que vous avez fait des prodiges au point de gagner du galon ? Ce n’est pas une histoire surréaliste en hommage à l’urinoir de Duchamp.

Non, c’est vrai et, même si j’aime beaucoup Duchamp, mon travail est d’ailleurs plein de références à son œuvre, cela n’a rien à voir avec lui. J’ai vraiment gagné ma vie en nettoyant la merde dans les toilettes. Au début, je n’ai pas éprouvé un amour immédiat pour ce boulot mais je me suis vite pris au jeu en astiquant les toilettes comme un fou au point que les gars qui travaillaient avec moi étaient furieux car du coup, on leur reprochait de ne pas assez bien bosser. C’était un travail de merde, littéralement, mais je me disais : puisque tu dois bouffer et payer ton loyer fais de ton mieux et profite de cette expérience au maximum. Et ça a été une révélation. Bien accomplir une tâche ne dépendait que de moi. Je me suis dit que si j’élevais le nettoyage des chiottes au rang d’œuvre d’art, il n’y a aucune raison que je ne parvienne pas à appliquer ce même précepte à la profession d’artiste et que je réussisse aussi bien.

Peut-on voir la guillotine et Macburger comme un critique ironique des marques ? Cela participe-t-il chez vous à une démarche politique ?

Oui, vous pouvez voir ces œuvres comme des critiques de la culture de la consommation, mais ce faisant, celles-ci deviennent, par leurs esthétiques, parties prenantes de la culture de la consommation. Je ne pense pas qu’en art, il soit possible d’être critique sans être en même temps ambigu par rapport à l’objet même de la critique, quand celle-ci s’exerce sur le champ du consumérisme. Autant je critique la culture de consommation sur la façon dont elle fausse nos valeurs, autant j’aime le glamour et la beauté des marques iconiques comme Chanel ou Hermès.

J’ai volé cette intéressante question que David Salle avait posée à John Baldessari : quelle est la seule chose qu’un artiste ne doit jamais faire ?

Baldessari est l’un de mes héros. De tous les artistes conceptuels, il était le plus accessible, le plus sympathique et le plus drôle. L’art conceptuel est une succession de mauvaises idées. Ce qui est important dans l’art conceptuel c’est de comprendre comment une mauvaise idée peut donner de superbes résultats. Prenez les dessins muraux de Sol LeWitt, l’idée n’est pas terrible, c’est l’exécution qui est la meilleure partie et Sol que je connaissais bien n’aurait pas été offensé par mes propos. Pour répondre à la question de David Salle, un artiste ne doit jamais travailler sur commande. Parce que c’est le moyen le plus sûr de créer la déception des deux côtés. Ça m’est arrivé, et je serai probablement hélas obligé de recommencer. C’est de la prostitution, ce qui ne m’inspire jamais car il n’y a pas d’amour qui entre là-dedans.

Tom Sachs , “Ritual” , 20 Janvier – 20 Février 2021, Thaddaeus Ropac – 7, rue Debelleyme – 75003 Paris

Courtesy Thaddaeus Ropac, London • Paris • Salzburg © Tom Sachs  Photos of the works: Charles Duprat

Retrouvez l’intégralité de l’interview dans notre numéro de février.