Un texte inachevé et des nouvelles inédites de Joseph Roth donnent à voir un petit bourgeois satisfait, emblème d’une société future complice de l’hitlérisme.

C’est à la miraculeuse survie d’un manuscrit dans un carton que l’on doit Perlefter, roman inachevé et lumineux laissé à son éditeur et ami Gustav Kiepenheuer en janvier 1933. Roth n’a pas attendu avant de fuir l’Allemagne qui venait de basculer dans l’hitlérisme dont il avait chroniqué le nihilisme et l’irresistible ascension dans ses écrits journalistiques et aussi dès son premier roman, La Toile d’arraignée, paru en 1923. 

Chantre de l’Autriche-Hongrie où il a vu le jour en 1894 et dont il voit la fin au lendemain de la première guerre mondiale, ami querelleur de Stefan Zweig à qui il avait évoqué ce manuscript, Joseph Roth est un génie auto-destructeur dans un monde qui, lui aussi, s’autodétruit.

Fameux pour ses emportements, ses complots pour restaurer l’empire des Habsbourg et les beuveries qui masquaient ses détresses intimes ont précipité sa disparition en mai 1939 à Paris, il est aussi un écrivain dont la tendresse le dispute à un grinçant esprit viennois. Et ce texte inédit met en relief l’un comme l’autre. Ainsi le narrateur décrit-il l’arrivée de son personnage dans la capitale austro-hongroise: “Il était six heures du matin. Les rues de la grande ville commençaient juste à s’éveiller. D’abord les grandes, puis les petites. C’était comme le matin dans une famille : les adultes se lèvent d’abord et les enfants ensuite.”

Mais le personnage – que l’on retrouve dans d’autres textes de Roth- est confronté au triste sire qu’est Perlefter, sorte de Tartuffe laïque. “Perlefter possédait malgré tout une sorte de majesté, comme la plupart des gens qui vont bien. Ce n’était pas la majesté de la grandeur mais simplement celle du bien-être.il était capable de trembler pour ses enfants, sans pour autant les aimer. Car il redoutait la perte. Ce qu’il possédait, il voulait le garder.”

L’inachèvement met à jour des traits de Roth que les romans et nouvelles, plus polis, dissimulent, Chez cet homme des excès veille un moraliste et il y a dans la galerie de portraits autour de Perlefter de Roth un peu des caractères de La Bruyère. La cour minable autour de ce parvenu, le passage en revue des conquêtes -que son physique et son charisme lui interdirait mais que sa position dans le monde lui autorise, ainsi que la description de ses filles et de leurs époux sont des plus savoureux: ainsi, à propos d’un chimiste converti au commerce et au capitalisme, “le changement qui s’opérait chez lui avait de quoi étonner. Le jeune homme impétueux, l’ennemi juré de toutes les lois humaines s’était transformé en un pédant sec, un « moraliste » rigide, engoncé dans la camisole de la petite morale bourgeoise, un vrai code des bonnes manières ambulant.”

Les nouvelles, écrites dans les années 20, empoignent un monde à la dérive, perdu entre l’ancien et le nouveau, à l’image de cette fanfare “toujours habillée de l’ancien uniforme impérial mais jouant maintenant un nouvel hymne national révolutionnaire”

Et se lit aussi un autoportrait oblique, à travers la confession d’un exilé : “les gens de mon pays ont une bonne mémoire, car ils se souviennent avec le coeur. Mais moi, je les aurais presque oubliés, parce que j’ai vécu dans les pays de l’Europe de l’Ouest et que j’y vis encore, là où le coeur n’est rien, la tête pas grand-chose et où le poing qui cogne est tout.” Souvent les textes de Roth cognent, eux aussi, mais celui-ci est comme un poing levé et jamais retombé, un mouvement arrêté et fascinant dans son suspens.

Joseph Roth. Perlefter, Histoire d’un bourgeois, traduit de l’Allemand par Pierre Deshusses. Robert Laffont, 264 pages, 20 euros.