Dans ces temps de fermeture, rencontre avec Mathieu Bauer au Nouveau Théâtre de Montreuil, un directeur et metteur en scène passionné et en colère.

Mathieu Bauer s’apprête à mettre en scène en janvier L’œil et l’oreille, un hommage à Fellini et Nino Rota. Ce spectacle doit marquer la réouverture du théâtre, dont il quittera la direction dans un an, dans un contexte qui le désole, mais n’entame en rien sa passion du théâtre, nourrie de cinéma, et de musique. 

Comment percevez-vous, en tant que directeur de théâtre, la décision du gouvernement de maintenir closes les salles de spectacle ? 

C’est effroyable. C’est un coup d’arrêt terrifiant. Je suis triste, furieux et en colère. Mais ce n’est pas seulement moi, c’est aussi toute l’équipe du théâtre, les artistes, la communication, les techniciens, les collectivités territoriales et tous les gens avec lesquels on travaille toute l’année, les partenaires sociaux, l’Éducation Nationale, et tous les directeurs de CDN avec lesquels j’étais en réunion ce matin (ndlr. le 11 décembre). Il y a un vrai ras-le-bol, une fatigue du « stop and go ». Et du virtuel qui ne remplacera jamais le spectacle vivant ! Certains parlent de désobéissance. Nous n’allons pas faire d’insurrection mais un référé sera déposé par l’ensemble de la profession. Ce qui m’attriste le plus, c’est l’absence de concertation avec le SYNDEAC (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, ndlr) et avec nous tous. Et le manque d’anticipation. Anticiper aurait aussi évité d’engager des frais, dans la communication pour le théâtre mais aussi pour le cinéma. Et bien sûr politiquement cette décision en dit long ! 

Que voulez-vous dire ? 

Il y a une symbolique consumériste très forte ! Cela fait six mois, huit mois que les théâtres s’adaptent et ont pris des mesures pour accueillir le public avec des règles sanitaires strictes. On interdit d’aller voir des spectacles mais on les laisse aller dans les transports en commun et acheter dans les grandes surfaces où ils sont les uns sur les autres. Quant aux lieux de culte, je suis pour que les gens qui le souhaitent puissent se recueillir, ce n’est pas la question, mais pourquoi les ouvrir ? 

Vous quitterez dans un an le Nouveau Théâtre de Montreuil, dont vous êtes le directeur depuis presque dix ans, quel bilan faites-vous de cette expérience ? 

C’est très difficile de répondre à cette question (Rires). C’est dense et vertigineux à fois. Il y a eu tellement de belles choses accomplies, on reçoit tellement de messages, d’artistes, de spectateurs. Je suis fier du rayonnement du théâtre, du cahier des charges rempli, d’avoir fait découvrir à Montreuil de nouvelles esthétiques avec des artistes comme Benjamin Dupré, Joris Lacoste, Séverine Chavrier qui était venue avec Les Palmiers sauvages, l’ensemble instrumental l’Instant donné, bien sûr. Et tant d’autres… Tout en ayant un ancrage territorial fort. Même si je suis conscient que le théâtre bénéficie de sa proximité avec Paris, le taux de fréquentation du théâtre est de 84% aujourd’hui. Nous avons doublé le nombre de levers de rideau, réalisé beaucoup de partenariats, avec l’IRCAM, le théâtre Berthelot, etc. C’est une très belle expérience. 

Qu’est-ce-qui vous a le plus marqué parmi vos créations dans ce théâtre ? 

Beaucoup d’entre elles mais peut-être Une Faille, car c’était mon premier geste artistique ici. J’étais un fan absolu de The Wire, c’est inspiré par les séries. C’était trois spectacles, la même année autour de l’écroulement d’un immeuble à Montreuil, et ses conséquences pour les habitants. Je suis très attaché à Montreuil, cela va être un déchirement de partir. 

Après le ciné-concert à partir de La croisière du Navigator de Buster Keaton, vous vous emparez avec L’œil et l’oreille de l’atmosphère musicale des films de Fellini composée par Nino Rota. Pourquoi ce duo? 

C’est une forme d’hommage qui part de mon admiration pour eux et puis c’est tout de même moins compliqué que la relation entre Ligeti et Kubrick (rires). Il y a une tendresse, une douceur du regard, une force de mélancolie et d’évocation saisissantes dans les films de Fellini renforcées par la musique de Nino Rota. C’est l’un des plus grands de la musique cinématographique. Et leur relation est improbable ! Dans les entretiens, Fellini dit qu’il déteste la musique et Nino Rota, confond tous ses films et s’endort à chaque projection ! (Rires) Ce sont des jungiens, rassemblés par leur rapport au rêve, de l’ordre de l’ineffable, comme la musique, qui les réunit. J’ai eu envie de porter cette relation sur le plateau. Et puis il y a aussi quelque chose dans leur duo qui m’évoque mon lien profond avec Sylvain Cartigny avec lequel je travaille depuis plus de 30 ans, qui fait les musiques de tous mes spectacles et qui est un vrai partenaire. Je me réjouissais que ce spectacle marque la réouverture du théâtre… Mais j’ai l’avantage de pouvoir me reprogrammer… En espérant que toute l’équipe artistique pourra continuer à y participer…Et j’espère que Death Breath Orchestra, la création d’Alice Laloy pourra commencer le 20 janvier comme prévu. 

D’où vient votre passion pour le dialogue entre le cinéma et le théâtre ?

Du cinéma ! J’ai arrêté l’école assez jeune et je me suis réfugié dans les salles obscures. Comme j’étais parisien, j’avais le luxe incroyable de pouvoir regarder trois, voire quatre films par jour, entre la Cinémathèque, le Champollion, l’Action Christine, etc. Les étés où l’on ne partait pas en vacances on était tellement heureux de se « refaire » l’intégrale Bergman, l’intégrale John Ford et de découvrir des pépites ! C’était pléthorique. Ensuite je me suis intéressé aux gens qui ont écrit sur le cinéma, comme Serge Daney, c’est devenu très vite une des matières sur lesquelles je me suis penché pour mes spectacles

Quels sont vos projets ? 

Je fais partie de la short list pour la direction du beau Théâtre du Nord, à Lille. J’aimerais tellement ! Il y a beaucoup d’enjeux et puis il y a une école, et j’adore ça ! J’aime cette ville, son contexte et ceux qui y vivent. Il faut faire un projet sur mesure, la direction d’un théâtre, cela doit toujours être fait sur mesure.