MANK (2020) David Fincher’s MANK is a scathing social critique of 1930s Hollywood through the eyes of alcoholic screenwriter Herman J. Mankiewicz (Gary Oldman) as he races to finish the screenplay of Citizen Kane for Orson Welles. Gary Oldman as Herman Mankiewicz and Sean Persaud as Tommy. Cr. Gisele Schmidt/NETFLIX

La scène se passe à San Simeon, dans le château de William Randoph Hearst. Le magnat de la presse y donne une de ses grandes fêtes « décadentes », femmes, alcool et victuailles à gogo, tenues de soirées glamour ou déguisées, le tout en présence du gotha politico-médiatico-hollywoodien, Louis B Mayer (fondateur et boss de la MGM) en tête. Une sorte de réplique américaine kitsch des agapes royales de la vieille Europe des siècles passés. Dans cette ploutocratie du nouveau monde et du nouveau siècle qui a remplacé l’aristocratie d’antan, il faut aussi un fou du roi : c’est Herman Mankiewicz, le frère aîné du grand cinéaste Joseph, Mank pour les intimes, brillant scénariste, persifleur de tout et de lui-même, buveur invétéré. Bourré comme quatre coings, Mank se lance dans une longue tirade où il compare Hearst and co aux aventures de Don Quichotte, métaphore peu subtile pour brocarder les idéaux trahis et la corruption des nababs d’Hollywood. Cette scène encapsule parfaitement les qualités et défauts du film de David Fincher : une virtuosité indéniable dans l’écriture, la direction d’acteur et la mise en scène (décors, costumes, lumière, etc.), mais une virtuosité consciente d’elle-même, théâtrale, appuyée, qui finit par tourner à la démonstration vaine et vaguement ennuyeuse.

Tout était pourtant alléchant sur le papier dans ce projet Mank : réhabiliter un scénariste brillant (corporation maltraitée par Hollywood puis sous-estimée par les critiques et historiens du cinéma), revisiter l’âge d’or des studios et la fabrication de Citizen Kane (LE film d’auteur totémique par excellence). Par ailleurs, le scénario de Mank était signé Jack Fincher, autre scénariste en échec et père du cinéaste, et on n’avait plus de nouvelles de David F depuis Gone girl, six ans déjà. Ajoutons enfin que Mank déboule dans une période où Hollywood ne produit plus que des franchises pour ados ou adultes régressifs, désert cinéphile encore plus appauvri par la crise du Covid. Bref, dans la raréfaction actuelle de A-List directors (Mann, Nolan, les Coen, Bigelow, Tarantino, Burton, Gray… ce genre), enfin allait-on se mettre sous les yeux un grand et gros film d’auteur américain ?

La virtuosité est donc présente à chaque seconde de Mank, à l’image et au son. Les dialogues rutilent, la musique est signée Trent Reznor, et le Hollywood des années trente est reconstitué avec un soin maniaque. Une précision tellement scrupuleuse, perfectionniste dans son glacis Harcourt-Cinémonde – « je vais concurrencer Welles en l’imitant un peu » qu’on se croirait plutôt au musée Grévin qu’au cinéma. On voit s’animer les images pieuses d’un passé lointain que l’on n’a pas connu (ô David Ô Selznick, ah Ben Hecht, waow le portail Paramount !) comme en visite guidée dans un nouvel Hollywood Studio Tour plutôt que l’on ne ressent palpiter des personnages de chair au présent. Mais « pieuses » n’est peut-être pas le terme exact, puisque Fincher père et fils ont pour projet de déboulonner quelques icônes et statues et d’inverser le cours des légendes hollywoodiennes. Donc, d’abord et avant tout, redonner à l’oublié Herman Mank tout le crédit qui lui revient : sa vivacité d’esprit, son talent pour les bons mots, sa lucidité féroce sur la comédie humaine hollywoodienne, et son rôle majeur dans l’élaboration de Citizen Kane (mais il n’était pas si maudit que ça puisqu’il a obtenu l’oscar). Gary Oldman, qui s’était fait connaître en incarnant Sid Vicious, joue assez bien ce « punk » de Mank (ce pank ? ce munk ?), mais vu que Mank semblait assez porté sur le cabotinage alcoolisé, on ne sait plus trop si c’est le personnage ou le comédien qui en fait des caisses. Dans un cas comme dans l’autre, ça pèse. Ensuite, réhabiliter Marion Davies, comédienne de second plan et compagne de Hearst, passablement égratignée dans le classique de Welles. Pourquoi pas (et Amanda Seyfried, que l’on ne connaissait pas, est excellente dans le rôle, blonde platine qui ne scintille pas que par sa chevelure) ? Nous ne doutons pas que Mme Davies était une femme sensible et beaucoup plus intelligente et talentueuse que ne le laisse penser Citizen Kane. Mais à vrai dire, on s’en fout un peu. Qui connaît vraiment Marion Davies ? Qui a vu ses films ? Qui peut citer une de ses scènes de mémoire ? Si Fincher avait entrepris de nous donner une image inédite de Marylin Monroe, ou de Greta Garbo, ou de Rita Hayworth, on se serait certainement passionné, mais Davies demeure pour nous un personnage de fiction secondaire, une actrice qui n’a pas imprimé la mémoire collective, que ce soit dans Kane ou dans Mank. Autre problème de Mank, la réhabilitation des uns semble ne pouvoir se faire qu’au prix de l’éreintement des autres. Que Mayer ou Thalberg prennent cher, ce n’est pas très grave même si la vision finchérienne est peut-être trop exagérément négative : après tout, ils étaient les nababs, donc forcément les hommes de pouvoir, les tireurs de ficelles, les exploiteurs d’artistes, les méchants. Concernant Orson Welles, c’est beaucoup plus gênant. Il est possible que Welles n’ait pas écrit une ligne de CK, qu’il ait refusé de voir crédité Mank au générique, qu’il était prétentieux, imbu de lui-même, comme le montre Fincher, mais de là à l’évacuer à ce point, faudrait quand même pas déconner. Dans Mank, on ne voit quasiment aucun échange entre Welles et son scénariste, aucune discussion, aucune réunion de travail commun. Difficile de croire à une telle étanchéité entre le scénariste et le réalisateur. Et surtout, aucune scène du tournage de CK : Fincher passe directement de la version finale du scénar à la cérémonie des oscars. Le génie de Welles étant chose largement commentée, je veux bien que l’on ne s’y étende pas, mais de là à l’occulter totalement et à faire passer le cinéaste juste pour un arriviste fat, de là à ériger le scénario en tout et à réduire la mise en scène en rien, désolé Jack et David Fincher, mais pour moi c’est niet. Ce choix m’apparaît d’autant plus paradoxal, voire incompréhensible, que David Fincher devrait être bien placé pour savoir qu’un tournage compte aussi et ce n’est pas Mank qui prouvera le contraire avec ses plans chiadés et ses lumières millimétrées.

Ainsi, bien que Mank ait été annoncé comme l’histoire des dessous de Citizen Kane, le film de Welles est ici au second plan. Même si l’écriture laborieuse de CK(en 1940) est au centre de Mank, Fincher semble s’en désintéresser en se décentrant constamment et en multipliant les flashbacks vers 1934. Cette année-là se tenaient les élections pour le poste de gouverneur de Californie qui semblent intéresser les Fincher plus que CKMank montre que le candidat républicain l’a emporté grâce à des actualités bidons fabriquées par la MGM (Mayer était proche de Hearst et des Républicains). Que l’anecdote soit véridique ou apocryphe, ce raccrochage peu subtil aux fake news du XXIe siècle et au trumpisme ne nous apprend rien de vraiment neuf : Hollywood était aussi une machine de propagande ? Non ? On nous aurait menti ?

Au final, Mank est un film qui s’agite de partout : fourmillement de personnages, de dialogues, d’anecdotes, d’informations, de séquences, de plans, de décors. Un film atteint de bougisme, qui semble s’époumoner à chaque minute « attention chef-d’œuvre ! », soit le plus sûr moyen de ne pas en être un. Un film ivre de son savoir et de sa brillance comme s’il était contaminé par son personnage central, un film qui finit par nous saoûler aussi comme tous les pochetrons quand on n’a pas bu autant qu’eux. Un film du plein, du trop-plein : on aurait tant aimé que Mank fonctionne aussi un peu par le manque.