Lauréate du Prix Renaudot, Marie-Hélène Lafon nous plonge dans une famille à multiple tiroirs. 

Il manquait à l’œuvre de Marie-Hélène Lafon l’originalité d’une approche narrative esthétique. La réussite d’Histoire du fils tient en partie à sa structure subtile et insolite, à la fois persuasive et appropriée à la révélation des ressorts dramatiques d’une famille. Plusieurs récits parallèles et entrecroisés font ici l’objet de douze tableaux, pareils à des scènes de genre, articulés autour d’une date charnière, de 1908 à 2008. À chaque chapitre correspond le point de vue d’un personnage qui médite, comme s’il scrutait une photographie, sur un épisode clef d’autant plus significatif qu’il a infléchi le cours d’une vie.

Né en 1924, André, le fils en question, est élevé à Figeac par sa tante et son oncle, tandis que sa mère, Gabrielle, vit à Paris. Il ne la voit que deux fois par an et ne connaît pas son père. Cette double absence le hante. Provinciale convertie au parisianisme, l’énigmatique Gabrielle a donné son nom de jeune fille – Léoty – à son fils. Elle ne dit rien de sa liaison éphémère avec Paul Lachalme, un brillant avocat dont le frère jumeau est mort ébouillanté à l’âge de cinq ans : un traumatisme ­– « son secret cuisant, son douloureux épicentre, sa plaie vive » – qu’il a transmis, dans l’absence, à son fils et à son petit-fils. Le chagrin sur lequel s’est fondée sa naissance, de même qu’une posture ou un air de famille, révèle son ascendance à André comme un flagrant délit : « Posé au bord du lit, dans la chambre nue, il s’était soudain senti très las, comme accablé d’un poids de silence et de secret qui était son lot de fils ; père inconnu et mère à double fond. »

Cette belle fresque romanesque intéressera les férus d’analyse transgénérationnelle qui prendront plaisir à raccorder les fils de la toile familiale. On y découvre le rôle sous-jacent des fantômes d’une génération à l’autre. Et aussi l’impact de l’histoire : les deux guerres mondiales n’ont épargné aucune famille française. André et sa femme Juliette perçoivent entre eux le « trou du père » : « Ils vivaient avec ces silences et ce fantôme de père nanti d’une identité, d’un âge, d’une profession, d’une adresse à Paris et d’une propriété de famille dans le Cantal. »

De savoureux portraits émaillent les douze volets de ce roman. Grande styliste aux phrases éloquentes, précises et appliquées, dont la facture d’orfèvre évoque Julien Gracq et Pierre Michon, Marie-Hélène Lafon choisit avec soin ses épithètes, comme un mosaïste ses tesselles. Ainsi une greffière, « veuve replète et volubile », se voit-elle qualifiée de « sentencieuse et bonasse ». On appréciera la beauté des images bucoliques (« les départs pour la chasse dans les petits matins nacrés ») et la finesse des caricatures, comme cette infirmière de lycée, « l’expéditive Madame Brégançon, duègne massive et sans âge, engoncée dans une blouse immaculée tendue sur ses formes affaissées et dissuasives ». Une délicate sensualité émane de l’évocation de la voix de Gabrielle, au point de vue de son jeune amant, le futur père fantôme d’André : « Granuleuse, peut-être, la voix de Mademoiselle Léoty, mais pas rocailleuse, ni éraillée ; caressante ; non, pas caressante, le contraire, presque le contraire, ça vous passait dessus, vous passait au travers, vous rentrait dedans, vous touchait à l’intérieur, sous la peau. »

Marie-Hélène Lafon saisit l’état d’esprit de ses personnages à l’instant où leur vie bascule, et ses observations se lisent comme les didascalies d’une peinture qu’elle rend poignante à la faveur de traits psychologiques d’une impitoyable lucidité : « Gabrielle se méfie du passé, elle s’en défend ; à son âge, cinquante-huit, bientôt cinquante-neuf ans, une femme a tout à craindre de son passé, les regrets, les remords, la nostalgie, le goût de fer froid des occasions manquées et la marée montante des illusions perdues. »

Histoire du fils, Marie-Hélène Lafon, éditions Buchet/Chastel