Marc Bertin fait vivre dans Le Monde et son contraire un saisissant jeu de miroirs avec Kafka. Une pièce d’une grande subtilité écrite par Leslie Kaplan et mise en scène par Elise Vigier que nous avons pu découvrir aux Plateaux Sauvages. À voir sur le site de la Comédie de Caen les 3 et 4 décembre. Et bientôt, espère-t-on, sur scène. 


Un homme comme un autre, peut-être même un peu plus commun qu’un autre : voilà ce que fut Franz Kafka, le plus fameux visionnaire du siècle précédent. 

C’est en employé d’assurance que se présente Kafka dans le spectacle d’Elise Vigier, sous les traits de Marc Bertin en costume bon marché, défraîchi, debout à côté de sa table. Lorsque j’assiste à ce filage aux Plateaux Sauvages, où devait avoir lieu la première du Monde et son contraire en novembreje suis seule dans le public. « Une situation bien kafkaïenne » me fait remarquer Elise Vigier avant le début de la pièce. Oui, mais aussi un rêve de spectateur pour cette pièce au cours de laquelle j’assisterai à plusieurs métamorphoses, de l’interprète à l’écrivain, de l’écrivain à l’homme, du danseur au comédien. Car Leslie Kaplan, qui a beaucoup écrit sur Kafka, a choisi ici d’inscrire cette pièce dans la lignée des « Portraits » initiés par la Comédie de Caen. Elle a écrit un Kafka pour Marc Bertin. Et Elise Vigier à son tour, a approfondi les jeux de miroir, en demandant au danseur Jim Couturier d’habiter la scène, en double espiègle et réflexif de l’acteur. Ils sont donc deux, Marc Bertin qui porte de bout en bout la pièce, de ce jeu limpide et habité qui le tient et nous tient, et Jim Couturier, le danseur en noir des pieds à la tête, présence fantaisiste et spectrale de Franz Kafka. Parce que son rôle est indéterminé, comme la succession de dessins en fond de scène, la mise en scène insuffle un halo de tendre mystère. Celui, jamais élucidé, du génie de Kafka, de la puissance, insaisissable, de cet employé d’assurances qui aimait le théâtre et la musique, et qui, le soir, écrivait pour « sortir du rang des assassins ».

« On m’a souvent dit que je ressemblais à Kafka », la première phrase de Marc Bertin instaure le parallèle. C’est vrai, sur scène le comédien se fait Kafka, yeux suppliants et incandescents, comme dans les fameuses photos de Prague. Il trouve aussi un écho avec Kafka dans son existence : la guerre silencieuse et intime, « comme lui, mon père ne voulait rien savoir de moi ». Issu d’un milieu simple, où « on lisait peu », il fait des études de comptabilité mais se rêve acteur, et Marc Bertin dit dans son corps et son texte la douleur de ne pas être celui que l’on voudrait être, mais la gêne aussi, le sentiment d’imposture, « le mot prolétaire…enfoui ». Jim Couturier à ses côtés livre ses métamorphoses, et dans ses contorsions et ses échappées, le texte de l’acteur prend son sens. Elise Vigier précisera ensuite, « je pense le texte, le corps et la musique comme « un seul morceau » ».

Au centre de ce morceau, « la métamorphose », texte fondateur pour Marc Bertin. Parce qu’il y voit la définition de l’art, rejoindre « le monde et son contraire ». Pour faire vivre cette correspondance, il y a l’écriture de Kafka et de Kaplan, alternant des extraits de La Métamorphose, du Journal, des nouvelles, avec le récit autobiographique de l’acteur, mais il y a aussi la mise en scène, les deux corps qui se croisent sans se reconnaître, les dessins, les livres et cet homme qui se met à nu, face à nous, face à moi ce jour-là dans le recueillement des Plateaux Sauvages. À la fin de ce beau spectacle, on ne peut qu’éprouver la libération esquissée par la pièce, et écrite ainsi par Kafka : « un livre doit être la hache qui brise la mer gelée qui est en nous ». 

Retrouvez Le Monde et son contraire sur le site des Plateaux Sauvages et de la Comédie de Caen et suivant ce liens:

https://lesplateauxsauvages.fr/elise-vigier-20/

https://www.comediedecaen.com/programmation/2020-2021/le-monde-et-son-contraire-portrait-kafka/