Avec India Song, Marguerite Duras a composé un véritable poème cinématographique. Un chant éperdu sur l’insatiabilité du désir.


India Song
 c’est l’histoire d’un chant, de voix qui chantent, qui remontent le Gange pour repriser l’histoire. L’histoire, quelle histoire ? Celle d’une passion entre un homme et une femme. La passion de Michael Richardson (Michael Lonsdale) pour Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig). L’histoire de Lola Valérie Stein, d’un bal, des Indes, du consul de Calcutta et du vice-consul de Lahore — le passé des tristes oubliés d’un amour trop grand pour eux, qui regardent les autres s’aimer. Une antienne, une litanie, le refrain entêtant de l’amour et de la mort. Avant de filmer cette histoire, ces voix, ces fantômes, Marguerite Duras en a écrit le récit. Elle l’a ressassé, décliné, remonté. Le film s’en fait la reprise, la doublure comme le révèle ce plan d’une robe rouge abandonnée au milieu de bijoux, de strass, d’une perruque rousse et d’un flacon de parfum vide. Une robe rouge absentée, privée de corps.

Dans India Song, Duras filme des voix, s’arrête sur des décors — l’ambassade de France en ruines, les tennis déserts qui regardent le bruit de la pluie, la bicyclette rouge d’Anne-Marie Stretter qui contemple la mendiante de Savannakhet dont la voix nous parvient telle un souvenir. Les voix ont oublié et veulent se remémorer. Elles s’emparent avec une force rarement égalée de la passion, elles dérivent jusqu’à la source du désir — le cri. Quel cri ? Celui du vice-consul de Lahore (Michael Lonsdale). Que crie-t-il ? Son nom de Venise dans Calcutta désert. Anne-Marie Stretter, le pas alenti, erre, parle sans remuer les lèvres, flotte dans ce décor figé. Elle danse avec Michael Richardson, puis le jeune attaché de l’ambassade, puis le vice-consul de Lahore, sur la lente partition de Carlos d’Alessio. India Song, c’est une chanson. Les couples s’enchaînent, se font et se défont, fantômes lumineux pris sous les projecteurs. Ils disent le désir à mort et la lèpre du cœur — la famine amoureuse et ses ravages, le crépuscule d’un monde colonial à l’agonie. Les bouches s’effleurent, se quittent, se prennent. Languide, Delphine Seyrig dévoile un sein blanc, allongée dans son peignoir de soie noir, deux hommes blancs à ses côtés — les corps se font musicaux — une note noire pour deux blanches — avant de s’enlacer dans les miroirs du salon, les lèvres closes. Seyrig offre son corps avant sa voix qui se superpose aux images, avec sa chevelure de flamme et de rouille. Duras filme tour à tour des tableaux immobiles, avant de laisser sa caméra valser au ralenti, encercler les décors, emprisonner les êtres jusqu’au cri primal du vice-consul de Lahore. Un cri qui fait écho à celui de Lola Valérie Stein. Elle saisit des cadres vides, des personnages qui se reflètent un court instant dans les miroirs avant de quitter le champ. Elle filme leurs voix. Hors-lèvres. Les mots s’évanouissent, s’enfouissent dans le souvenir, perdu. Duras fixe le temps — elle essaie de l’arrêter dans la répétition d’une histoire qui n’en finit pas de mourir. L’histoire d’un amour à l’odeur de mousson et de mort, l’histoire d’un désir insatiable.

India Song de Marguerite Duras, avec Delphine Seyrig, Michael Lonsdale… Combo Blu-ray DVD, Tamasa Distribution.