Au Théâtre de Lorient, Rodolphe Dana et Katja Hunsinger peaufinent devant quelques privilégiés leur adaptation contemporaine de Bartleby d’Herman Melville.

En ce début novembre, il fait un temps radieux en Bretagne. L’air est frais, saisissant, mais le soleil à son zénith réchauffe les quelques âmes qui se promènent dans les rues de la préfecture morbihannaise. Face au parc Jules Ferry, à deux pas de la mairie se dresse la façade grise, imposante du théâtre de Lorient. Portes closes, il semble endormi, attendant la fin du confinement pour sortir de sa torpeur et accueillir à nouveau du public. Nul ne peut imaginer qu’à l’intérieur, toute une équipe d’artistes, de techniciens et d’administratifs s’agite.

Après des semaines de travail de plateau, l’annonce du gouvernement de reconfiner le pays, dès le 30 octobre, a coupé l’herbe sous les pieds dans la dernière ligne droite du processus créatif de Rodolphe Dana, directeur des lieux, et de sa complice du collectif les Possédés, Katja Hunsinger. Tout était prêt pour présenter leur version contemporaine de Bartleby d’Herman Melville. Ne pouvant se résoudre à tout laisser en plan et s’appuyant sur l’autorisation faite par le premier ministre de pouvoir répéter pour préparer demain, les deux artistes ont pris la décision de présenter à un tout petit nombre de spectateurs, dont la majorité sont des employés du CDN, leur dernière pièce.

L’ambiance est fébrile. Chacun s’est installé à bonne distance de l’autre, tous respectueux des règles sanitaires. Un silence presque religieux règne quand la salle plonge dans le noir. Sur scène, Rodolphe Dana, joue les narrateurs. Il incarne avec un joli flegme, un notaire qui, un jour a eu l’occasion de rencontrer et d’engager Bartleby, un employé pas comme les autres, interprété par l’épatant et imprévisible Adrien Guiraud. Consciencieux, sans histoire, le garçon semble avoir toutes les qualités requises pour être un bon clerc, soit recopier sans se plaindre inlassablement des actes. Imperceptiblement, la machine se grippe. Petit à petit, le scribe refuse les différentes tâches que lui propose d’accomplir son patron, d’un « Je préférerais ne pas » nonchalant. Rapidement, le récit devient kafkaïen et tourne à l’absurde. L’employeur émasculé par son subordonné finit par déménager ses locaux, plutôt que de se débarrasser de ce poids mort, de cette âme errante qui grève la productivité de son étude.

En s’emparant de ce conte à l’origine de la théorie de l’anti-pouvoir, prisé par un certain nombre de théoriciens, comme le philosophe Italien, Toni Negri, qui estime que le meilleur moyen de lutter contre une forme d’oppression, est la fuite, Rodolphe Dana et Katja Hunsinger explorent avec humour et finesse le monde gris et itératif de l’entreprise, les maux qui en découlent, telle une forme de burn out qui ne dit pas son nom. Mais la grande force de ce spectacle réside dans le face-à-face complice entre les deux acteurs. En roue libre – très cadré – Adrien Guiraud improvise, se met à nu, pousse Rodolphe Dana à adapter son jeu, ses répliques en permanence.

Très dynamique, la mise en scène fluide offre de beaux moments, de belles réparties qui ne peuvent faire qu’écho à l’actualité. Dans un monde confiné pour des raisons sanitaires, qu’une communication maladroite rend difficilement compréhensible, une rébellion passive semble apparaitre en filigrane d’une société en perte de repères.

Bartleby d’après la nouvelle d’Herman Melville Adaptation de Rodolphe Dana. Mise en scène de Rodolphe Dana et Katja Hunsinger – Collectif les Possédés. Création à Lorient-Novembre 2020.
Le 28 et 29 janvier 2021 à la Scène nationale d’Albi.
Le 11 et 12 février 2021 au Théâtre de Sartrouville.