Un idiot, des narcos, des guérilléros… Elmer Mendoza signe un roman noir endiablé sur un Mexique diabolique.

Il faut être un peu idiot pour lire L’Amant de Janis Joplin, sorti du cerveau fertile jusqu’à l’extravagance, drolatique et acide, du Mexicain Elmer Mendoza. Un peu idiot à l’instar de son personnage, David, attendrissante réplique latino de l’éternel naïf, lointain cousin du Benjy faulknérien ou de notre Candide. Mais infiniment moins claquemuré dans son propre monde que le premier, tout juste un peu « attardé », et, contrairement au second, moins ingénu que doucement tordu. Il faut, tout comme David vit dans un état de semi-stupeur permanent, lire en consentant à l’hébétude. En laissant les rênes à Mendoza, qui attelle son récit au cheval un peu fou d’une narration foisonnante.

Ça commence par une idiotie, un simple manquement aux règles de la hiérarchie et de la répartition des objets sexuels dans le Mexique rural et macho du début des années soixante-dix : notre niais de David danse un soir avec une « chasse gardée ». Entendez, une fille, intouchable, propriété du fils d’un baron local de la drogue. Le genre de bêtise qui n’est pas une peccadille, qui est gros de conséquences – et en l’occurrence de tout un roman. Dès lors, tout s’enchaîne à une cadence étourdissante. David, involontairement, tue d’un lancer de pierre (il n’a pas le prénom de son homonyme biblique pour rien) la petite frappe qu’il vient de cocufier le temps d’une danse ; fuit pour échapper à la vendetta ; atterrit en ville chez un oncle au verbe coloré dont la seule religion est le base-ball ; lequel oncle lui découvre un talent inné de lanceur et l’emmène jouer à Los Angeles ; où il finit dans le lit de Janis Joplin, croqueuse de rencontres masculines de hasard. Ces quelques minutes, il ne les oubliera jamais, et leur souvenir lui sert d’étoile polaire, de point (relativement) fixe, dans le chaos qui va s’accroissant. Car à côté de David, le flanquant comme des versions plus dégourdies de lui-même, il y a son cousin, le Chato – étudiant tourné guérillero, traqué par les flics – et son copain, le Cholo, combinard-né, qui, de trafiquant à la petite semaine s’élève, en un irrésistible mouvement d’ascension, dans le ciel du narcotrafic. Tout ça se mêle, s’engrène, s’emballe, et le pullulement des noms, et l’engendrement perpétuel de nouveaux personnages, et la superbe indifférence de Mendoza à l’endroit des marques du dialogue, qui affole les paragraphes au point qu’on ne sait plus très bien qui parle – tout ça laisse donc un peu idiot.

Un peu secoué, comme David, qui, outre sa jugeote lente à la détente, doit aussi se coltiner une voix intérieure. Démon ? Manifestation hallucinatoire du Surmoi ? N’importe, cette voix, retorse, moqueuse, qui se présente comme la « partie réincarnable » de David, nous montre à son tour comment lire : en étant attentif, sous l’idiotie et son innocence embrumée, à ce qui court de corrompu, de vicié. Car il ne s’agit pas seulement de la triste antienne des violences de l’Amérique du Sud, institutionnelles, criminelles, souvent les deux ensemble. Mais, dans une ambiance littéralement infernale, où la lune influe sur la lubricité, où David se demande si Janis Joplin est affublée ou non des sabots du diable, il s’agit de tout ce qui perd l’homme, vices, péchés et tentations diaboliques. Gourmandise sous les espèces de l’alcool qui éclabousse littéralement certaines pages, luxure (Mendoza est un maître ès femmes fatales, démoniaques), colère (la vengeance anime, intoxique les personnages) Le Mexique au début des années soixante-dix n’est pas seulement un « merdier », c’est très authentiquement un lieu de perdition de l’âme.

Elmer Mendoza, L’Amant de Janis Joplin, traduit de l’espagnol (Mexique) par François Gaudry, Métailié, 280 p., 19, 20 €