Prix Goncourt, Hervé Le Tellier signe avec L’anomalie, un roman inclassable de la distorsion du temps et une réflexion sur le double. Rencontre. 

En 2021, une série de personnages emprunte tous le même avion de Paris à New-York, ils traversent une zone de turbulences engendrant une sorte de faille spatio-temporelle. Lorsqu’ils sont ramenés à terre, ils doivent faire face à leurs doubles, de trois mois leurs aînés. Ces hommes et femmes se retrouvent dans la deuxième partie du livre réunis dans un hangar du New Jersey, sous l’œil vigilant de la CIA, des représentants des communautés religieuses, et d’une batterie de scientifiques, pour faire connaissance avec leurs autres eux. L’enjeu final sera le suivant : comment vivre à deux une vie que l’on a jusqu’à présent péniblement habité tout seul ? Bref, Je est un autre, parfois bien encombrant. 

Nous voici entrés dans une réflexion tangible sur la question de la simulation, des capacités que l’on a à appréhender le réel et même de notre réalité d’êtres vivants, uniques, face à la possibilité, qui fonde le livre, de n’être que des « programmes ». Je l’avoue, ce genre d’interrogations à la Matrix me donne facilement la migraine. Je suis de ceux qui, face à un discours de Trump ne se demandent pas s’il participe à une reprogrammation secrète du big-bang par le grand Programmateur invisible, mais éprouve seulement le gouffre de notre imbécilité humaine. Or, L’anomalie n’appartient pas à la littérature paranoïaque dans laquelle il semble s’ancrer. Sous couvert de science-fiction, Hervé Le Tellier s’inscrit dans un réalisme magique à la française qui n’exclut pas l’épaisseur, et la finesse de ses personnages. Et cette multiplication de personnages lui permet d’expérimenter, aussi bien en oeuvrant à une construction mathématique qu’en changeant de registre selon les chapitres : « J’ai construit le livre en scoubidou : chaque personnage est un fil de couleur, qui a son histoire, et son style propre. Ce qui m’a permis aussi d’écrire un livre de genres : je passe du polar au roman psychologique, d’un livre à la Edouard Levé à un chick litt entre mathématiciens…»

Le premier titre du livre, c’était « l’incident Dostoïevski », en référence au Double de Dostoïevski qui l’a initialement inspiré. «  Le thème du double m’intéressait parce qu’il permettait de se poser la question, qu’est-ce qui pour nous est essentiel ? Qu’est-on prêt à lâcher, ou à ne pas lâcher ? »

« Je voulais un livre de genres : je passe du polar à un roman psychologique, d’un livre à la Edouard Levé à un chick litt entre mathématiciens… »

Si la construction fait la virtuosité de L’anomalie, les personnages en fournissent la matière vive : Blake, le tueur à gages, André, le vieil architecte amoureux de la jeune Lucie, Adrian Miller, le mathématicien, Joanna, l’avocate noire, Lucie, la jeune monteuse sans affects, Viktor l’écrivain, David, le pilote de l’avion, Avril et sa fille au lourd secret, ils sont chacun lancés dans des existences plus ou moins heureuses dont nous suivons des instants dramatiques, rencontre amoureuse, annonce de la maladie, passage à l’acte pour le meurtrier, qui, en quelques phrases, font vivre avec intensité ces « characters » comme les désigne Le Tellier, personnages forts, très identifiables, proches de ceux des séries HBO, « ils sont presque castés » reconnaît-il en racontant qu’il aurait pu en écrire d’autres, comme cette vieille dame atteinte d’alzheimer qui se serait face à son double réjouie de rencontrer quelqu’un avec qui partager ses souvenirs. Car c’est bien là l’essentiel du livre, l’approche frôlant l’anthropologie de Le Tellier. En amateur d’expériences, il observe comment ses différents personnages réagissent face à l’inimaginable ; la rencontre avec son double. Or, chacun à sa manière, s’adapte ; « c’est une force qu’a l’être humain de réagir face à l’inexplicable par des stratégies comportementales d’évitement, des frayages de fuite comme on dit en éthologie animale, dans lesquels on parvient sans cesse à échapper au pire, pour aller vers la vie. On a des frayages comportementaux qui nous permettent d’oublier que notre situation est apocalyptique, individuellement. Pourtant, nous sommes tous condamnés à la mort. Mes personnages acceptent l’incompréhension, et négocient avec un réel auquel ils ne comprennent rien. Ces négociations peuvent devenir des gestes radicaux, comme le meurtre, ou des collaborations. J’ai abordé beaucoup de situations dans le livre : l’affrontement, la haine, l’amitié possible entre les doubles, le coaching… Par exemple, c’était évident pour moi que mon personnage d’homosexuel nigérian trouverait en son double quelqu’un à qui enfin il n’a plus besoin de mentir, quelqu’un qui enfin le comprend ». 

Et c’est bien cet accommodement avec l’invraisemblable qui s’avère le plus original de L’anomalie, surtout lorsque l’on pense à ce qu’avaient fait Dostoïevski et ensuite Maupassant dans Le Horla, de la rencontre avec le double : un délire terrifiant renvoyant à la schizophrénie. Mais Le Tellier n’est pas un écrivain des abîmes psychiques. 

La folie ici, n’est pas individuelle mais collective, la manière dont les autres vont réagir à cette duplication, notamment un fanatique chrétien qui au nom de « cette névrose collective » comme Le Tellier aime à citer Freud pour définir la religion, va commettre un meurtre. « Mais dans l’ensemble, je ne crois pas que ce soit une situation qui rende fou : je pense qu’on devrait déjà être dans une forme de folie face au réchauffement climatique, la pollution généralisée, les océans de plastique, mais nous sommes des êtres de déni, plus que de folie ». 

L’anomalie, Hervé Le Tellier, éditions Gallimard, 327p., 20€