George Dandin a voulu être noble, il le paie bien cher…Une des plus fines comédies de Molière était mise en scène par Jean-Pierre Vincent il y a deux ans à la MC93, avec une force sociale intacte. Du grand art que nous avons voulu aujourd’hui resaluer. 

George Dandin n’est plus maître chez lui. Or, George Dandin a un tempérament de maître, et même de propriétaire terrien. Il n’est donc pas prêt à se priver de règne. Même s’il n’est pas question d’une vache rétive, telle qu’on en voit l’arrière-train dépasser sur scène, mais d’une jeune aristocrate, Angélique, que le paysan enrichi George Dandin a voulu épouser, pour « tenter de la noblesse ». Et de cette faute première- prétention ou naïveté ? –découle son malheur actuel : ouvertement méprisé par ses beaux-parents, dont il a pourtant renflouer les poches, et surtout par sa femme, qui le trompe avec l’aristocrate du coin, un bellâtre en costume, jaune bien sûr, il n’ose à peine rentrer chez lui. Le noeud dramaturgique de George Dandin est aussi ténu que celui-là. Mais comme souvent dans les comédies de Molière, dans cette tension du foyer apparait la profonde contradiction d’un homme, et d’une société essoufflée. Pièce moins célèbre que son alter-ego, Le Bourgeois-gentilhomme écrite deux ans plus tard, mais non pièce mineure, George Dandin ou le mari confondu met à nu un affrontement qui passionne Molière, fils de marchands enrichis, entre la bourgeoisie montante et la noblesse en place. La mise en scène de Jean-Pierre Vincent ne s’y trompe pas, qui, face à la vache côté jardin, installe un prie-Dieu et une chaise côté cour, signes des célèbres attributs de la noblesse, religion et oisiveté. Tout au long de la pièce, Dandin tentera de passer côté cour, tout au long de la pièce, il sera renvoyé côté jardin. Sur scène, une dynamique économique et historique se fait jour. 

Sans doute n’est-ce pas un hasard que Roger Planchon ait monté cette pièce plusieurs fois au long de sa vie, incarnant avec bonheur le rôle-titre que Molière s’attribuait. Il y a chez ce personnage-là un potentiel comique, pathétique et tyrannique qui défie l’acteur. Grâce à la direction d’acteurs de Jean-Pierre Vincent, Vincent Garanger tient avec finesse cette dérive de Dandin, de l’ahurissement du premier acte, à la cruauté du dernier, dans un jeu sobre qui suggère le piège intérieur d’un personnage qui refuse de quitter une situation qui l’oppresse. Une lecture psychanalytique pourrait suggérer un masochisme chez cet homme qui sans cesse cherche à confondre sa femme dans l’adultère, et sans cesse se voit contraint, à genoux, à faire des excuses à ses beaux-parents, sa femme, ou l’homme avec qui elle le trompe. Jean-Pierre Vincent ponctue cette descente aux enfers de Dandin par des intermèdes musicaux, tels qu’ils ont été écrits par Lully pour la première représentation à la cour. La musique n’altère en rien la dimension comique de la pièce qui naît de cette simple question : pourquoi Dandin ne claque-t-il pas la porte de cette farce dont il est à l’évidence le dindon ? Dandin appartient à une famille précise de figures empruntés à la Commedia dell’ Arte : l’obstiné. Il est celui qui ne lâche jamais, on peut lui prêter en cela aussi une ténacité paysanne, celui qui croit qu’à force de volonté, et d’une certaine brutalité, on peut transformer une situation qui ne nous est pas favorable. Il se situe à l’inverse de ses beaux-parents qui, eux, sont prêts du jour au lendemain à perdre l’amour qu’ils éprouvent pour leur fille, si elle se révélait adultère.

Fanatisme de leur noblesse qui se révèle inquiétant, et qui n’est pas sans rappeler le fanatisme religieux dont ils partagent l’adulation de la pureté et la négation des corps, jusqu’à celui de leur fille qu’ils vendent à un homme qu’ils méprisent. Ils se nomment d’ailleurs « de Sottenville », c’est dire le peu de considération que Molière leur accordait. Mais si tout cela est allègrement composé sur scène par les comédiens, Olivia Chatain en libertine contrainte à l’hypocrisie est superbe, Jean-Pierre Vincent, dans la voie ouverte par Planchon, ne cherche pas seulement à mettre en scène le spectacle d’un homme méprisé par la noblesse. Là où le débat principal est souvent dans les mises en scène classiques de savoir si Dandin est à plaindre, ou à condamner, Planchon, et Vincent à sa suite, ouvrent une troisième lecture, celle d’une guerre des classes qui traverserait l’homme Dandin, et ceux qui l’entourent. Dans le spectacle de cet humilié volontaire, de ce bourgeois tenace qui refuse de s’éclipser de la scène, se révèle l’épuisement du système de l’Ancien régime. L’ordre que la noblesse souhaite immémorial, comme en témoignent les costumes médiévaux des Sottenville, à la gravité ridicule incarnée par Elisabeth Mazev et Alain Rimoux, craquèle sous les coups de boutoir des désirs de liberté des femmes, des désirs de pouvoir des bourgeois, des désirs de liberté sexuelle des hommes et des femmes. Scène forte dans la nuit où servante, valet, aristocrate, bourgeois se cherchent et se repoussent, corps rendus à leur liberté, échappée non sans conséquences des corps des individus hors de la hiérarchie sociale. Il y a du Marivaux dans cette pièce de Molière, difficile de ne pas penser au premier acte du Jeu de l’amour et du hasard, à l’écoute de la tirade d’Angélique qui déplore ces mariages forcés que l’on organise pour les jeunes filles de bonne famille. Seulement, Molière va plus loin que Marivaux dans la subversion psychologique : là où Silvia s’épanche sur le malheur des femmes mariées à sa servante, Angélique critique son mariage devant son mari. Qu’attend-t-elle de Dandin ? Qu’il les délivre tous deux de cette « chaîne » du mariage qui les entrave ? Angélique s’avère bien trop moderne pour George Dandin. Notre homme a beau souffrir, comme elle, sous le joug de cette noblesse qui l’humilie, il n’est pas prêt à abandonner le pouvoir premier et fondamental que lui accorde cette société : le pouvoir patriarcal. Il est et demeure le mari, qui règne sur sa femme. Et ce pouvoir-là, il faudra attendre bien au-delà de la Révolution française pour qu’il soit aboli.