Avec Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo compose un splendide chant funèbre. Et tente de guérir du passé.

Au tout nouveau Camille de Toledo, élégiaque, mais aussi humoral et viscéral, on ne fera grief que d’une omission, dont l’auteur ne saurait endosser la responsabilité : Thésée, sa vie nouvelle appelait pour sous-titre Mémoires d’outre-tombe. Le vicomte ayant coupé l’herbe sous le pied de Camille de Toledo, on coupera net le fil de cette rêverie sur les titres possibles, que nous n’avons pas tiré seulement par un caprice de lecteur. Car tout ici est affaire de fil et d’avatars filaires : comment ils se tendent, se cassent ou résistent, s’entortillent.

Le premier, qui donne l’impulsion à ce dévidoir de la mémoire qu’est le livre, est le plus épouvantablement concret. C’est la corde avec laquelle s’est pendu Jérôme, le frère du narrateur, Thésée. « Thésée », c’est bien sûr Camille de Toledo lui-même, mais le héros grec est moins un Doppelgänger littéraire, et encore moins un prête-nom autofictif, que l’indice de la teneur initiatique du livre. Il s’agit de trouver, et de suivre, le fil qui guidera vers l’issue du labyrinthe, comme l’initié, désorienté, accédera à la dernière étape et la délivrance. Le labyrinthe, en l’occurrence, c’est celui que dressent les murailles suffocantes du passé : le suicide du frère et, comme par ricochet, la mort de la mère, celle du père ensuite, mais aussi, en amont, le suicide d’un arrière-grand-père. Thésée est un « moderne », répète-t-il, et puisque la modernité est cécité et amnésie, avoue-t-il, grande est la tentation de rompre les liens, pour lui des rets, qui l’attachent au passé. Alors il tranche, donne ce qu’il croit être un coup de ciseau radical au destin, part comme on fuit à Berlin, où il pourra, se figure-t-il, tisser une vie nouvelle, dans une langue nouvelle.

Mais le corps ne l’entend pas de cette oreille et, d’ailleurs, c’est tout le corps, et non la seule oreille, qui entend, qui se souvient, dans ses fibres et ses nerfs. Thésée s’effondre physiquement, littéralement : un poids l’écrase, le rive au sol. Quelque chose le disloque de l’intérieur, le passé cru annulé se réveille et se cabre dans la chair, et Thésée est un homme en ruines. Quel filet permettra d’arrêter la chute ? La mémoire, pressent-il, sera peut-être « cette attache qui lui manque ». Commence alors l’anamnèse de Thésée, qui remonte le fil des photos et des lettres de famille. Et qui devra, douloureusement, patiemment, détricoter les voiles des fictions, des mensonges. Car les prédécesseurs de Thésée ont eux aussi cru pouvoir couper le fil de la mémoire. Le mariage aux allures de conte de fées des parents, dans la fièvre euphorique, toute moderne elle aussi, des Trente Glorieuses, était ainsi une fiction à valeur exemplaire, celle d’une France qui croyait ne plus traîner, comme, comme une corde au cou, les ombres sanglantes du XXe siècle. Plus haut dans le cours du temps, les aïeux avaient rompu le cordon avec le judaïsme, l’effacement, consenti, convoité même, des origines étant le prix à payer pour l’assimilation. C’est cette pelote de dénis, de falsifications, et les peurs qu’elle voudrait occulter, les angoisses qu’elle suscite – celle, ainsi, d’avoir oublié les prières juives –, dont Thésée est captif. Et c’est en s’y confrontant, en la démêlant avec courage et ténacité, qu’il avance vers l’issue de son labyrinthe. Mais pour effectuer ce travail, il faut enrouler cet écheveau de formes et de médiums qu’est le livre : l’honnêteté sans ménagement et la rumination obsessionnelle du journal de deuil, et aussi des photos, un échantillon d’écriture manuscrite, ici le phrasé découpé et solennel de la prière, là, l’adresse à soi ou aux disparus. 

Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Verdier, 256 p., 18,50 €