Faux roman d’aventures, vraie plongée dans les abîmes de l’esprit, Ce qu’ici-bas nous sommes est du meilleur Blas de Roblès.

La culture d’une époque ressemble souvent à une plage au petit matin, après une violente tempête : débris mal identifiables, babioles parties à vau-l’eau la veille, nacre des coquilles brisées, c’est tout le dépôt des cultures antérieures qui s’échoue sur nos rives. Et Blas de Roblès est un merveilleux beachcomber, un amateur très averti de ces mille curiosités charriées par des millénaires de littérature, qu’il dispose dans Ce qu’ici-bas nous sommes comme dans la vitrine d’un Wunderkammer. Epiphane de Salamine fulminant contre les rites dégoulinants de libido d’hérétiques au IVe siècle de notre ère ; Lucien de Samosate consignant telle superstition ; Ctésias de Cnide ou Elien précisant les mœurs des cynocéphales, ces hommes à têtes de chien… À la façon d’un Pline l’Ancien, Blas de Roblès raboute d’antiques bizarreries – mais il ne s’en tient pas à nos lointains aïeux. Courent dans les marges de ce roman des dessins, dus pour la quasi-totalité à sa main, qui pastichent la floraison illustrative du XIXe siècle, la fascination de ce dernier pour les appareils orthopédiques qui tiennent de l’instrument mortificatoire et surtout son goût de l’exotisme, des gravures de « sauvages » dont il était friand. Cette malice de compilateur, Blas de Roblès l’étend aussi au roman lui-même, sous-titrant les chapitres comme dans les feuilletons d’antan, mêlant les ingrédients du roman d’aventures populaire, telle cette cité perdue au milieu des sables du désert, à la langue empiriste, éprise d’intelligibilité, de l’anthropologue.

Car tout ce foisonnement hétérogène jaillit de la plume d’un homme, Augustin Harbour, qui raconte comment, des décennies plus tôt, égaré dans les sables du désert, il n’a dû son salut qu’à l’hospitalité des habitants d’une mystérieuse cité, Zindan. Et d’énumérer leurs us et coutumes, tous plus ou moins extravagants pour un regard occidental : cannibalisme sélectif selon la couleur de peau, adulation de Hadj Hassan, dieu dont telle prouesse – faire léviter de petits fromages – semble sortie d’un persiflage voltairien, recours à l’imprimé et aux livres non pour leur contenu mais pour leur valeur marchande… Augustin note, enregistre, invoque tel précédent tiré de la culture antique. Mais c’est bien de sa culture à lui, Occidental moderne, qu’il est question, comme un reflet obscur – de toutes les angoisses, de tous les fantasmes qui grouillent sous ses certitudes et ses acquis intellectuels. Ainsi, ce quartier de Zindan occupé par des Amazones trahit la vulnérabilité inquiète de la domination masculine ; ainsi encore, la croyance en Hadj Hassan, qui vient éprouver, et tenter, les limites de la rationalité… Ce qu’ici-bas nous sommes est notre doublure d’ombre.

Tout comme l’est Augustin lui-même, personnage de fiction au carré, puisqu’il n’est que le double – projection mentale, romanesque et psychopathologique à la fois sans doute – d’Aby Warburg. On connaît l’épisode d’effondrement psychique du grand historien de l’art dans l’entre-deux-guerres, on sait qu’il est ressorti vainqueur de cette traversée du néant. Blas de Roblès lui fait écrire, lors de cette épreuve, un texte destiné au professeur Binswanger, son psychiatre. Texte où, sous l’identité d’Augustin, il raconte son étrange séjour dans Zindan, et qui est celui que nous lisons. Pure invention, donc, mais qui révèle quel aspect peut prendre la psyché meurtrie d’un homme de haute culture, comme l’érudit génial qu’était le maître d’œuvre de L’Atlas de Mnémosyne : un collage de références travaillé par l’anxiété. 

Jean-Marie Blas de Roblès, Ce qu’ici-bas nous sommes, Zulma, 288p., 20 €