La médaille des “Justes parmi les nations” a récemment été remise à titre posthume aux Buchala, le couple de paysans polonais qui a accueilli Polanski enfant pendant la guerre, le sauvant des chambres à gaz. La présence du cinéaste à cette cérémonie a donné lieu à d’inquiétantes réactions.

Le 15 octobre 2020, La médaille des « Justes parmi les nations » décernée par le mémorial de la Shoah de Yad Vashem à ceux qui ont aidé à sauver des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale fut remise à titre posthume à Stefania et Jan Buchala, le couple de paysans polonais qui accueillit Roman Polanski alors âgé de neuf ans pendant la guerre, le sauvant ainsi de l’extermination où périt sa mère.

Cet événement est passé quasiment inaperçu en France.

Pourtant, en un moment où Mario Stasi nous rappelle que « toujours l’ensauvagement des mots précède l’ensauvagement des actes » – ce qu’une tragique actualité dans notre pays vient une fois de plus de démontrer d’effroyable manière : un professeur décapité par un fanatique islamiste –, il revêt pour nous, une valeur essentielle. Tout particulièrement s’agissant de Roman Polanski, un homme et un artiste que l’obsessive et venimeuse fureur du féminisme 2.0 ne laisse pas un jour en paix. Car il nous rappelle ceci : la haine assassine et stupide ne triomphe pas toujours. Même au cœur du pire, lorsqu’elle déferle de la plus incontrôlable des façons, quelques-uns, au péril de leur vie, se montrent capables de lui faire barrage. Pour tel ou tel d’entre nous, sauvé par le courage de ceux qui n’auront pas cédé sur leur humanité.

Honorons-les. 

Roman Polanski évoque cette période de son enfance dans son livre autobiographique paru en 1984 et republié en 2016. Et par bien des aspects, son oeuvre entière porte la marque de cette expérience fondatrice – très visiblement et par maint détail dans des films aussi bouleversants que TessLe Pianiste, ou le plus méconnu Oliver Twist. Ce qui sans doute leur confère l’impressionnante – au sens propre – force de vérité qui en émane, porteuse d’une émotion d’autant plus intense qu’elle est sans pathos. 

La cérémonie, au cours de laquelle la distinction fut remise au petit-fils des Buchala, en présence du cinéaste franco-polonais âgé aujourd’hui de 87 ans, fut organisée dans le sud de la Pologne – c’est du ghetto de Cracovie que son père put exfiltrer le jeune garçon –, dans un lieu tenu secret « pour des raisons de sécurité » nous apprend Le Times of Israël. C’est donc que, dans la Pologne d’Andrej Duda où l’antisémitisme sévit encore, les intimidations n’étaient pas à prendre à la légère.

Cela révolte, et fait froid dans le dos.

On se doute en effet du genre de menaces qui pesaient sur la cérémonie – et sur Roman Polanski – lorsqu’on qu’on lit certains tweets que dégainèrent des militantes « féministes » en apprenant qu’il honorerait de sa présence ce moment essentiel, et si l’on garde à l’esprit l’intensité de la haine exprimée envers le réalisateur au moment de la cérémonie des Césars.

« Pouvaient pas prévoir… », tweete l’une, parlant des Buchala. « C’est un pédophile… Il a violé beaucoup d’enfants… », renchérit l’autre. Comprendre : il eût été préférable que Le Violeur dont la vertueuse propagande « on-se-lève-et-on-se-barre » a fait sa cible emblématique fût gazé à neuf ans (avant la puberté, c’est plus sûr). Et quant aux Justes, bon, on leur pardonne – mais s’ils avait pu « prévoir », on espère qu’ils auraient fait leur devoir envers le féminisme du futur : laisser assassiner l’enfant.

Plus grave : interrogé sur les accusations en série qui prouveraient que Polanski est bien un serial violeur, Joël Zisenwine, le directeur du département des Justes parmi les Nations de Yad Vashem, a déclaré ceci : « personne, bien sûr, ne peut savoir à l’avance ce qui arrivera aux gens une fois devenus adultes ». Mais cela n’avait « rien à voir » avec ce que les Buchala ont fait. Traduire : « de la mauvaise graine ; ils n’en savaient rien les pauvres, ils restent des Justes malgré tout ». Propos honteux et sots, grossièrement humiliants à l’égard de celui qui s’acharna à retrouver la trace de cette famille magnifique dont il tint en son grand âge à saluer la mémoire. « Stefania Buchala m’a fourni un abri, risquant sa propre vie et celle de sa famille », a-t-il dit, évoquant en cette femme qui l’accueillit comme un fils « une personne particulièrement noble ». Dignité exemplaire face à la boue et à l’opprobre. À la hauteur de ce que furent ces Justes. 

Cette incapacité de Joël Zisenwine à rétorquer, comme il eût dû le faire : « alors vous pensez qu’il aurait fallu gazer Roman Polanski lorsqu’il avait neuf ans ? » est doublement inquiétante.

Car d’une part elle accrédite comme étant des faits avérés la teneur d’accusations plus délirantes les unes que les autres. Peu importe la réalité ; du commencement du début d’une preuve on n’a cure – sans parler de cette vieillerie « patriarcale » : l’État de droit. La parole d’accusation suffit, et vaut sitôt prononcée par qui se trouve par définition dans le bon camp : ces temps-ci celui du #metoo féminisme. C’est très exactement ainsi qu’étaient « vraies » les accusations selon lesquelles les juifs empoisonnaient les puits, ou tuaient rituellement les enfants, ensuite vidés de leur sang (forcément) pour fabriquer le pain azyme. « Polanski bois nos règles », a-t-on pu lire, écrit au pochoir sur les trottoirs parisiens : vampire (juif) Violeur de jeunes-filles. La belle démonstration que voilà : un tag, un tweet, et hop, la vérité est là. Miracle.

D’autre part, cette prudence opportuniste coupable – ne surtout pas offenser le total-féminisme globalisé qui prospère sous l’égide de #metoo – cautionne par avance toute violence à venir. Car, aveugle, elle échoue à discerner le souhait implicite, ignoble, que portent ces étranges et sinistres réserves, exprimé cette fois clairement par le slogan hurlé sans honte ni conscience par les colleuses le soir des Césars 2019 : « Celui qui doit être gazé, c’est Polanski ». Florence Foresti ne fut pas ce soir-là en reste, avec ses blagues façon Stürmer.

Le procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’hypercasher de Vincennes a peut-être rafraîchi la mémoire de certains quant au lyrisme de Virginie Despentes, haineuse en chef sur le front Polanski, au sujet des frères Kouachi : «  J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. […] Je les ai aimés jusque dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant “on a vengé le prophète” et ne pas trouver le ton juste pour le dire. Du mauvais film d’action, du mauvais gangsta rap. Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose ne réussissait pas. Il y a eu deux jours comme ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous – dans un rayon puissant. »

De la mauvaise littérature à coup sûr, kitsch à souhait (et les survivants du massacre n’ont certes nul besoin de cet « amour de tous » qui les  confond avec les assassins dans le fangeux bain narcissique de Virginie Despentes). Mais surtout, ces lignes infectes disent le goût, profondément fasciste, du meurtre et de la destruction qui habite leur auteure. Le crime abject ? Un « acte héroïque ». Cela dans la réalité, laquelle n’est pas de la littérature – même fausse.

Alors prend un relief fortement menaçant la cabale contre Roman Polanski dont Despentes et ses comparses, des « héroïnes » paraît-il, sont les figures de proue – suivies par des meutes de groupies décérébrées. Celles qui tweetent et tweetent encore, répandant inlassablement, avec une haine mécanique, le poison qui brouille à ce point la raison et l’honneur que l’on puisse oser dire que les Buchala « ne pouvaient pas savoir ». « Savoir » quoi, au fait ?

Rien ne peut nous laisser ignorer ce que cela signifie, ni que les slogans de mensonge et de haine un jour ou l’autre enfantent des crimes.

Si nous n’ouvrons aujourd’hui les yeux, on peut à bon droit craindre qu’un jour ou l’autre, une « louve solitaire » ne commette l’irréparable. Sur un ennemi de genre – lui ou un autre.

L’épisode de cet hommage, plus que jamais nécessaire, à des Justes, célébrés en catimini, et qu’il faudrait presque devoir excuser d’avoir sauvé Roman Polanski, sonne cet égard comme un avertissement.