Alors que son dernier film, Chers camarades, obtenait le Prix spécial du jury à Venise, Transfuge a eu la chance de pouvoir s’entretenir longuement avec ce grand du cinéma russe. Konchalovsky signe avec Michel-Ange un audacieux biopic du génial artiste de la Renaissance. En salles dès la réouverture des cinémas, mercredi 19 mai.

Ce qui frappe avant tout dans votre film, c’est qu’on n’y voit jamais Michel-Ange au travail. Ce qui est rare et courageux pour un biopic d’artiste. On a l’impression que vous vous êtes surtout intéressé aux promesses que Michel-Ange voyait dans un bloc de marbre. Et à son rapport à l’inachevé…

Vous savez, écrire un scénario est un exercice très difficile et un scénario est une construction fragile. Pour raconter une histoire, le scénariste doit, progressivement et méthodiquement, sélectionner les éléments adéquats pour développer son sujet. Le plus important, et ça personne ne l’a mieux compris que Bresson, c’est la sélection. Mais le problème est que la plupart des scénarios doivent être compris par les gens qui financent les films. Il faut donc écrire de sorte à ce qu’une personne qui n’est ni scénariste ni réalisateur soit excitée par votre histoire. Prenons un exemple qui a toujours inspiré les producteurs : Anna Karénine. Certaines scènes du roman de Tolstoï sont indispensables pour le développement de l’histoire mais 80 % du roman de Tolstoï, notamment les descriptions, ne peut pas rentrer dans un scénario. Et évidemment ce sont les choses les plus intéressantes du livre ! Le problème c’est quand vous écrivez un scénario, on vous demande de prendre un GPS. Quand vous prenez un GPS pour aller au centre-ville, le GPS va vous donner le chemin le plus court. Quand le scénariste est plus sophistiqué, il va aller vers le centre-ville, non pas par GPS, mais en dessinant des spirales autour du centre. Heureusement, pour ce film j’ai bénéficié du soutien d’un producteur qui n’attendait pas de moi un scénario-GPS (rires) ! Tout ça pour dire qu’en effet tout le monde s’attendait à ce que je filme Michel-Ange en train de sculpter le David comme Charton Heston dans L’Extase et l’agonie de Carol Reed. C’est la chose la plus banale et attendue du monde ! Il m’a fallu cinq ans de lectures et de recherches avant de savoir de quel Michel-Ange, je voulais parler. J’ai fait beaucoup de cercles. Et bien sûr je n’ai jamais touché le centre. Mais si on fait des cercles, on peut suggérer l’existence du centre sans avoir à le montrer.

Quand j’écris un scénario, je m’efforce à trouver des éléments inessentiels qui reflètent l’essentiel. En fait je suis un sadique. J’éprouve un plaisir sadique quand je jette à la poubelle des éléments importants de l’histoire. Ou certaines scènes particulièrement belles d’un film (rires). Il y a quelques années je tournais une adaptation d’Oncle Vania. J’étais en train d’élaborer une scène très sophistiquée en termes de mouvements d’appareil et de déplacements des acteurs. J’étais assis quelque part pendant que tout le monde répétait la scène mais je ne les regardais pas. Un miroir était accroché au mur. Je regardais dans le miroir avec un angle limité et neutre sur la scène que nous étions en train de préparer. Et là je me suis dit : « putain, il faut que je tourne le film pour qu’il ressemble à cela ! ». En fait, il faut cacher ce que l’on veut montrer. Ce principe c’est Bresson qui l’a le mieux compris lorsqu’il comparait la caméra avec un œil de vache. La vache ne suit pas l’objet quand il quitte son champ de vision. Eh bien ce devrait être pareil avec la caméra ! On devrait voir très peu et imaginer beaucoup. Le plus important, comme le dit Bresson, est donc non pas ce que l’on montre mais ce qu’on cache et qu’on suggère. L’image cinématographique est une chose tellement étrange ! Le pouvoir de l’image ne tient pas à ce que l’on voit mais à ce que l’on imagine lorsqu’on regarde une image. Maintenant j’ai une bonne connaissance de l’œil de vache (rires). Si je vous parle de cela, c’est que ce principe ne vaut pas seulement pour la composition mais aussi pour l’écriture du scénario. Attention, je vous livre là mon top secret (rires).

JE SUIS COMME MICHEL ANGE : J’AIME DUPER LES PRODUCTEURS POUR QU’ILS ME DONNENT DE L’ARGENT .

Ce qui est saisissant aussi dans le film, c’est la représentation de la Renaissance. On en voit la beauté mais aussi l’âpreté de cette époque : la poussière, la boue, la saleté, la pisse…

Les artistes qui s’attellent à représenter une période doivent en savoir le plus possible sur cette époque. Ils doivent passer des années à l’étudier.

Quand on se sent à l’aise avec une période, la reconstitution vient d’elle-même.

C’est au réalisateur de dire au décorateur, au costumier, au maquilleur, au coiffeur, à l’accessoiriste, ce qu’ils doivent faire. Il est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de cinéastes qui ont essayé de recréer la Renaissance. Mais c’est vrai aussi que pour recréer cette période, il faut assez d’argent ! Et, surtout, il faut avoir le courage de dépenser cet argent sur la reconstitution et non pas sur des stars. Dans l’histoire du cinéma, il y a quelques grands réalisateurs qui se sont attachés à restituer le parfum d’une époque, ses textures, ses visages, ses couleurs. Je pense à Coppola, à Visconti, au Chéreau de La Reine Margot. Chez un réalisateur cela demande une certaine folie.

En ce qui me concerne, je suis obsédé par la concrétude des matières. Or, j’ai eu beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui ressemblait à Michel-Ange ! On m’a proposé tous les acteurs italiens ! Tous ! Mais pas un ne ressemblait à Michel-Ange ! Nous avons cherché des boxeurs ou des catcheurs avec le nez cassé. Puis j’ai demandé aux gens du casting : « trouvez-moi quelqu’un qui ressemble à Pasolini ». Car Pasolini ressemblait à Michel-Ange. Et, grâce à Dieu, nous avons trouvé Alberto Testone qui avait interprété Pasolini au cinéma. Chaque époque a ses propres visages. L’époque de Godard n’a pas les mêmes visages que la Renaissance qui a les visages que vous voyez dans les tableaux de Bosch, de Brueghel, de Durer, de Léonard. À ce propos permettez-moi une parenthèse : le plus grand peintre de l’histoire du cinéma, et mon maître, c’est Fellini. Dans ses films chaque visage est une couleur ou une note. Il choisit Mastroianni et Cardinale pour les rôles principaux mais après il complète le tableau en recherchant dans la rue une centaine de personnes dans la rue pour avoir les bonnes couleurs. On pourrait aussi dire les bonnes notes.

Vous évoquez l’opéra et la musique. Ici vous utilisez le Requiem de Verdi. Est-ce parce que c’est une œuvre qui exprime la foi de façon très opératique ?

Peut-être… Je ne saurais comment l’expliquer. Quand j’ai réalisé Runaway Train, j’ai mis le Gloria de Vivaldi sur la dernière séquence, celle où le train va vers la neige ou l’enfer, on ne sait pas au juste… Et puis, pour Les Nuits blanches du facteur, j’ai mis le Requiem de Verdi. Et je me suis rendu compte que j’aurais pu l’utiliser pour chacun de mes films ! Pour moi, cette musique c’est comme un petit trou dans le mur qui vous fait percevoir ce qu’il y a derrière le mur. Quelque chose qui ne peut qu’être imaginé. C’est une musique qui me donne le sentiment que l’invisible est beaucoup plus présent dans nos vies qu’on ne le croit. En fait, cette musique surgit dans le film à chaque fois que Michel-Ange pense à Dante. Et puis on l’entend à la fin du film, quand on voit les statues de Michel-Ange. La musique est alors là pour attester de la spiritualité d’un artiste qui, pourtant, n’a jamais produit une œuvre sacrée. Mais seulement une œuvre religieuse, c’est-à-dire une œuvre davantage tournée vers l’homme que vers Dieu. C’est peut-être là son péché, le péché du titre…

Lors de la rencontre avec Dante, celui-ci enjoint Michel-Ange d’écouter. Cela me rappelle la citation de Richard III dans Les Nuits blanches du facteur : « D’où vient cette musique ? Des cieux ou de la terre ? Maintenant elle s’est tue »…

C’est une remarque intéressante. La nature est une musique ; son silence est une musique. Un jour, lors d’une conférence de presse, un journaliste demande à Einstein : « vous nous dites que les lois de la nature et la théorie de la relativité sont très simples. Mais si elles sont très simples pourquoi personne, avant vous, ne les avait découvertes ? ». Et Einstein répondit : « c’est vrai que ce sont des choses très simples. Mais la nature parle à voix basse. Et j’ai l’ouïe extrêmement fine ». Il faut écouter le silence. J’essaie d’entendre le murmure de la nature, ou de Dieu, appelez-le comme vous voulez…

En ce sens vous vous identifiez à Michel-Ange…

Absolument ! Je suis comme lui: j’aime duper les producteurs pour qu’ils me donnent de l’argent (rires)! Vous savez, il est très humain qu’un artiste essaie d’obtenir plus d’argent pour son travail. En ce sens, Michel-Ange ressemble aux tailleurs de pierre de Carrare. Quand vous faites un film sur Michel-Ange, les gens s’indignent que vous le montriez sans cesse en train de quémander de l’argent ! Mais c’est vrai ! Je voulais que mon Michel-Ange soit le plus humain possible. Je voulais pouvoir reconnaître dans mon Michel-Ange certains des types que je croise tous les jours. Et je voulais que les gens se disent : « c’est un type fantastique ! Il est comme moi. Il est même pire que moi ! La seule différence avec moi, c’est qu’il a l’ouïe assez fine pour entendre le murmure de la nature. ».

Est-ce pour faire ressentir cela que vous avez imaginé les visions de Michel-Ange ?

Oui, mais c’est surtout un hommage à Dante que j’ai beaucoup lu pendant les cinq années où j’ai préparé le scénario. Dante a commencé par écrire des visions. Il s’agit d’un genre médiéval bien constitué, des sortes d’hallucinations religieuses. C’est un peu comme les gens qui mangent des champignons hallucinogènes ou qui prennent du LSD et qui notent ce qu’ils voient. Pour ce film, j’ai imaginé les visions de Michel-Ange. Ces visions racontent comment un homme de la Renaissance voyait le monde.

Comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur pour restituer ces visions ?

Je travaille avec le même chef opérateur, Alexander Simonov, depuis vingt ans maintenant. Je ne luis dit pas : « la mise en scène va être ainsi, maintenant éclaire la scène ». Je luis dis au contraire « éclaire la scène en étant fidèle à la lumière de Dieu et puis ensuite je ferai ma mise en scène ». Pour moi l’image doit ressembler à ce que vous et moi voyons quand nous regardons le monde. C’est-à-dire qu’elle doit être placée entre 1,50 m et 2 m du sol. Si vous tournez l’image ainsi [il fait une démonstration], vous ne me reconnaîtrez plus. Puis vous voyez si je fais à nouveau pivoter l’image [il continue la démonstration], d’abord vous ne me reconnaissez pas et puis à un certain moment vous vous dites : « Ah oui c’est Konchalovsky ! ». Vous voyez : nous sommes limités dans notre lecture et notre compréhension de l’image, tant verticalement, qu’horizontalement. Et c’est une chose que nous autres, réalisateurs de cinéma, devons accepter. Je ne sais pas pourquoi, par exemple, dans les films de Paolo Sorrentino (qui est par ailleurs un réalisateur merveilleux) la caméra est parfois placée à l’extrême verticale (ce qu’on appelle « le point de vue de dieu ») ou quasiment au sol comme si c’était une fourmi qui regardait l’action. Quand je tourne, je fais attention à ce que personne ne se demande comme c’est filmé. C’est ainsi que j’espère stimuler l’imagination du spectateur. Vous savez, celle-ci va bien au-delà de ce qu’il voit. Imaginez que vous êtes couché dans votre lit, séparé de la pièce adjacente que par une cloison très fine et que vous entendiez une baise démente avec tous les sons imaginables, alors vous allez imaginer qu’il se passe là quelque chose de beau et de sublime. Et en plus, vous serez sans doute très excité. Mais imaginez maintenant que vous entriez dans la chambre, que vous regardiez sous les draps et que vous voyiez des fragments de corps en train de bouger, qu’est-ce qui est le plus évocateur ?

LE CINÉMA EST UN ART VULGAIRE QUI ÔTE AUX SPECTATEURS LE POUVOIR D’IMAGINER .

Vous connaissez déjà la réponse… À propos de scène de sexe, vous avez filmé une scène belle et mystérieuse où Michel-Ange regarde les mains d’une femme en train de jouir…

La sexualité de Michel-Ange est ambivalente. Il fait l’amour aux formes, pas aux corps. Il est tout le monde : il est aussi bien David que Bacchus que les femmes musclées aux formes tordues qu’il a sculptées. C’est quelqu’un de très charnel. Il était attiré sexuellement par les formes. Et peut-être est-ce le cas de tout artiste… C’est pourquoi dans la scène que vous évoquez, il ne regarde pas le coït, mais il regarde les mains de la femme en train de jouir. Quand vous y pensez c’est un choix de scénario et de mise en scène imprévisible mais logique. Vous savez, écrire un bon scénario c’est raconter une histoire avec logique mais sous un angle inattendu. La plupart des scénarios sont attendus et logiques. Les mauvais scénarios sont attendus mais pas logiques (rires). Je me rappelle qu’une fois Bernardo Bertolucci m’a dit : « la vie est une suite ininterrompue de fausses perspectives ». Nous regardons les choses sous un mauvais angle, puis nous nous en apercevons et modifions la perspective, mais celle-ci, à nouveau, est fausse ! Et ainsi de suite : cela forme une suite inattendue mais logique…

À propos de scénario : dans le film, on ne voit pas Michel-Ange sculpter mais vous montrez ces œuvres à la fin. Un peu comme l’avait fait Tarkovski il y a cinquante dans Andrei Roublev, film dont vous étiez le scénariste…

Vous avez raison, c’est comme une continuation de mon œuvre. J’ai commencé par écrire deux versions du scénario que j’ai toutes les deux jetées. Et puis je suis arrivé à celle-ci où pendant 30 % du film on voit des hommes en train de porter du marbre (rires). Quand j’ai fini cette dernière version, je me suis dit : « hmm… Cela me rappelle quelque chose… Mais mama mia c’est Andrei Roublev 2 ! » (rires)… 

Dans Andrei Roublev, il y avait une cloche. Dans Michel-Ange, il y a ce foutu marbre ! Dans Andrei Roublev, on ne voyait jamais Andrei Roublev peindre et ici on ne voit jamais Michel-Ange sculpter. Mais la différence c’était qu’Andrei était incapable d’expliquer ce qu’il voulait ! (rires).

Vous pensez souvent à lui ?

Oui, bien sûr. Vous savez Tarkovski était politiquement très naïf, très innocent. Il ne comprenait rien du tout à ce qui se passait dans le monde. Cela nous a un peu éloignés. Mais quand nous étudions ensemble, nous étions comme deux jeunes loups. Deux jeunes loups qui étaient parfaitement conscients qu’ils étaient les meilleurs. J’aimais Andrei. Je me suis formé avec lui. Nous regardions ensemble les films de Kurosawa, de Bunuel, de Bresson, de Bergman, de Fellini, d’Antonioni. Nous les regardions, les étudions et les volions. Oui je dis bien « voler » ! C’est Stravinski qui a dit que les artistes talentueux se contentaient de s’approprier alors que les génies n’hésitent pas à voler ! L’influence est une chose merveilleuse car sans influence vous ne pouvez pas devenir vous-même. Matisse disait : « surtout n’évitez jamais les influences ! ». Pour revenir à Tarkovski, la différence principale entre nous était que j’étais plutôt musicien et lui plutôt architecte. J’ai étudié longtemps le piano. Quand je réalise un film, la musique traverse tout que je fais. Tarkovski, lui, aimait créer des formes statiques qu’il fixait dans le marbre de la pellicule. C’est pour cela qu’il a écrit que faire du cinéma c’était sculpter dans le temps. Pour parler comme un physicien, il s’intéressait plutôt aux quanta et moi davantage aux ondes. Mais vous savez quel était mon plus gros désaccord avec Tarkovski ? C’est qu’il pensait que si on filmait des images suffisamment lentes, le cinéma réussirait à être un art contemplatif. Eh bien malheureusement non ! Il se trompait. Le cinéma est un art vulgaire qui ôte aux spectateurs le pouvoir d’imaginer.  Et cela Andrei ne pouvait s’y résoudre. Pourtant c’est un fait : quand vous regardez une toile dans un musée, vous pouvez passer des heures à l’absorber en vous. Cette expérience serait ruinée si la toile bougeait, même très lentement, même imperceptiblement…

Puisqu’on évoque le passé, j’ai constaté que vous avez de nouveau fait appel à Edouard Artemiev pour Michel-Ange. C’est votre compositeur depuis longtemps. C’était aussi celui de Tarkovski…

Une fois que j’ai choisi le Requiem de Verdi, j’ai demandé à Artemiev d’écrire quelque chose dans le style du Requiem mais dans le genre de Mahler (rires). Et il l’a merveilleusement réussi ! Vous savez, je crois qu’Artemiev est le dernier disciple de Morricone. Il est l’un des derniers à savoir encore ce qu’est une mélodie. Alors qu’elle ne compte pratiquement plus aujourd’hui. Je ne suis pas un grand fan de Philip Glass ou Trevor Jones. Certes ce sont des génies mais j’ai du mal à écouter la même note pendant quarante minutes (rires).

Michel-Ange d’Andrei Konchalovsky, avec Alberto Testone, Jakob Diehl, Orso Maria Guerrini… UFO Distribution, sortie le 19 mai.

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